Des mots en apparence anodins, tant ils font partie de notre quotidien, nous révèlent en réalité toute une page d'histoire : tel est le cas de nos " tarif " et " magasin ", qui témoignent de l'histoire des échanges commerciaux entre l'Occident et ce qu'on appelait alors le Levant, c'est-à-dire le Mashreq. Tous deux sont en effet des mots français d'origine arabe, entrés dans notre langue par l'intermédiaire de l'italien.
Tarif apparaît en français dans la seconde moitié du XVIe s. et nous vient de l'arabe ta3rîf ( تَعْرِيف ) signifiant " définition, notification ", lequel est un dérivé du verbe 3arafa ( عَرَفَ ) qui signifie " savoir, connaître " et que nous avons déjà rencontré dans notre vocabulaire égyptien sous la forme du participe actif 3aref. C'est par l'italien tariffa que le mot est passé en français, sous la forme " tariffe " ; le mot italien étant féminin, le mot français le sera d'abord lui aussi. Au XVIe s. , il désigne le tableau servant à indiquer les droits à payer et les prix des marchandises. C'est au XVIIe s. qu'il prend sa forme actuelle " tarif " et devient masculin, en conservant son sens d'origine. Ce n'est que tardivement que le mot a fini par prendre le sens courant du prix de la marchandise lui-même.
Magasin apparaît plus tôt, dès le début du XIVe s. et vient de l'arabe makhâzin, pluriel de makhzan ( مَخْزَن ) signifiant " entrepôt ". Lui aussi est entré en français, selon l'hypothèse la plus vraisemblable, par l'intermédiaire de l'italien, magazzino. Au XIVe s. , un " maguesin " est un lieu où on entrepose les marchandises, conservant le sens originel du mot arabe. Ce sens est conservé, mais le mot évolue en " magasin " dès le XVIe s. A cette époque, l'expression " faire magasin " signifie " mettre en réserve ". Petit à petit, un second sens va apparaître, puisque les magasins sont aussi des lieux où l'on vend les marchandises en gros sur les lieux de leur livraison en Occident. Au XVIIe s. , un " marchand en magasin " est ce que nous appelons aujourd'hui un grossiste, par opposition à un marchand qui tient boutique et vend au détail. Sous Louis XIV, il prend également en contexte militaire le sens plus spécifique de lieu où on entrepose armes et munitions, encore conservé de nos jours. Et c'est au XVIIIe s. , à la faveur d'une évolution de la législation sur le commerce, que le mot devient ainsi également synonyme de " boutique " , lui donnant le double sens qu'il a aujourd'hui encore en français.
Le fait que ces deux mots liés au commerce soient d'origine arabe et soient entrés dans la langue française par l'intermédiaire de l'italien n'est pas un hasard. C'est au contraire un témoignage des importants échanges commerciaux qui eurent lieu entre Occident et Mashreq du Moyen Age au XVIe s. , et des échanges culturels qu'ils entraînèrent dans leur sillage. La période qui va du XIVe au XVIe s. , durant laquelle ces mots sont apparus en français, voit l'apogée de la puissance du commerce vénitien en Méditerranée orientale ; parmi les marchands étrangers qui installent des comptoirs ( " fondouq " ) au Mashreq, les Vénitiens occupent une place prépondérante. Il était donc naturel que ces mots employés par les marchands italiens avec leurs homologues arabes passent d'abord dans leur langue avant d'entrer en français.
En dehors des Provençaux, qui commercent activement avec le Mashreq dès le Moyen Age, la France a un certain retard dans le commerce avec le Levant. Au début du XVIe s. , la Provence, justement, commence à être assimilée par la France ; en particulier Marseille, dont le port et les ports satellites bénéficient depuis longtemps de solides échanges avec le Levant. Au XVIe s. , les rois de France vont chercher à contrecarrer la toute-puissance vénitienne dans les échanges avec l'Orient. Dès 1536 sont créées par des " Capitulations " signées entre François Ier et le sultan Soliman les Echelles du Levant, ports ottomans dans lesquels les Français sont autorisés à faire commerce ; parmi elles, d'ailleurs, Alexandrie, Rosette et Le Caire, où les Français seront désormais bien implantés. En 1569, Charles IX renouvelle ces accords ; c'est à peu près l'époque, d'ailleurs, où le mot " tarif " entre en français. D'autres événements marquent cet essor du commerce français au Mashreq au XVIe s. , comme la création de la Chambre de Commerce de Marseille... Dans le même temps, la puissance commerciale vénitienne décline.