Une demeure perdue quelque part entre rêve et réalité, dans les sables du désert égyptien ou sur les flots de la Méditerranée. Tournée vers l'horizon, les horizons divers... Les horizons de l'Est et de l'Ouest, comme disaient les anciens Egyptiens... Une demeure un peu folle, pour abriter des rêves un peu fous, des passions, des émotions, des coups de coeur...
Comme nous l'avons vu dans les articles précédents1, cette oeuvre sur ivoire est datée entre la seconde moitié du Ve s. et le début du VIe s., et elle présente de nombreuses scènes faisant apparaître la Vierge. Dans le christianisme ancien, la Vierge n'a à l'origine qu'un rôle secondaire. Ce n'est que progressivement que sa présence va s'accentuer pour donner finalement lieu à un culte particulier qui ne cessera de se développer ; toute la difficulté étant, bien entendu, de faire coïncider cette dévotion et la notion de strict monothéisme. Or, le Diptyque de Milan fait partie des oeuvres qui témoignent de ce développement du culte marial.
La Vierge de la Nativité dans le panneau supérieur du Diptyque de Milan.
Le premier pas véritable est fait au Concile de Constantinople, en 381, quand on proclame que Jésus, Fils de Dieu, a pris chair de la Vierge Marie par l'intervention de l'Esprit-Saint. Le rôle de la Vierge dans l'incarnation est ainsi implicitement reconnu, bien que le but de la décision du Concile soit de régler la question de l'Esprit-Saint qui divisait alors les chrétiens.
Cyrille d'Alexandrie, patriarche de cette ville égyptienne, qui lutta contre le nestorianisme et favorisa la reconnaissance de la Vierge comme Theotokos au Concile d'Ephèse.
Au siècle suivant, Cyrille d'Alexandrie3 développe le thème de Marie comme Theotokos ( en grec θεοτόκοϛ )2, qui se traduit par " celle qui a enfanté Dieu " ou " Mère de Dieu ". Il s'agit pour lui de lutter contre l'idée du nestorianisme distinguant entre nature humaine et nature divine du Christ ; pour Nestorius, la Vierge est Mère de Jésus, mais pas Theotokos. C'est ainsi qu'est convoqué le Concile d'Ephèse, en 431, qui proclame définitivement la Vierge " Theotokos ".
Dans la pratique populaire, cette idée avait déjà un grand succès, ne serait-ce que par le rapprochement possible avec les cultes païens des déesses-mères4. Le thème de la Theotokos va avoir un impact considérable dans l'art byzantin, favorisant le développement des scènes de la Nativité, et donnant progressivement naissance à une iconographie de la Vierge en majesté et de la Vierge à l'Enfant.
La Theotokos entre Constantin ( lui offrant à droite la ville qu'il a fondée ) et Justinien ( lui offrant Ste-Sophie ) ; la Vierge est ici en majesté, assise sur un trône, et de chaque côté se trouvent des médaillons avec les abréviations de " Maria Theotokos " ( mosaïque byzantine, vers 990, narthex de Ste-Sophie de Constantinople).
A la lumière de ce contexte historique, le Diptyque de Milan prend tout son sens. L'allusion aux apocryphes pour illustrer des scènes de la vie de la Vierge, même s'ils sont alors déjà rejetés mais pas encore condamnés, s'explique par le besoin des artistes de bénéficier de détails afin de créer une iconographie. D'autre part, la mise en relation étroite de scènes de la vie de Marie et de celles de Jésus relève des principes énoncés par les conciles. Cette oeuvre témoigne donc d'une étape dans le développement du culte marial et de sa traduction dans l'art paléochrétien. Elle montre aussi comment l'influence byzantine fait entrer en Occident des thèmes issus de débats ayant eu lieu en Orient, et dont les prototypes s'y sont élaborés.
Notes :
1- Présentation et Références aux apocryphes .
2- Terme traduit en latin par celui de " Dei Genitrix ".
3- Cyrille d'Alexandrie (366-444), patriarche d'Alexandrie en 412.
4- Nous aurons l'occasion de voir en particulier ce que l'iconographie de la Vierge à l'Enfant doit à celle d'Isis allaitant Harpocrate, dont le culte était très répandu dans le monde romain tardif. Les rapprochements sont parfois très étonnants.