Une demeure perdue quelque part entre rêve et réalité, dans les sables du désert égyptien ou sur les flots de la Méditerranée. Tournée vers l'horizon, les horizons divers... Les horizons de l'Est et de l'Ouest, comme disaient les anciens Egyptiens... Une demeure un peu folle, pour abriter des rêves un peu fous, des passions, des émotions, des coups de coeur...
On ne peut s'intéresser à l'histoire et au patrimoine de l'Egypte musulmane sans rencontrer très vite la période Mamlûk. En dehors des vestiges coptes et fatimides, c'est elle qui marque le plus le paysage architectural du Caire ancien aujourd'hui ; ce sont principalement des monuments de cette période que vous rencontrerez au cours de vos visites de la capitale égyptienne, et ce sont ceux que vous reconnaîtrez le plus rapidement. C'est une époque de l'histoire égyptienne qui se révèle passionnante dès qu'on prend le temps de s'y intéresser. Dans ce premier article d'introduction, il va nous falloir d'abord définir ce à quoi renvoie exactement ce qu'on appelle un " Mamlûk " 1. Ensuite, nous parcourerons l'histoire des deux dynasties mamlûk qui ont régné sur l'Egypte, et nous attarderons à l'occasion d'autres articles sur certains personnages ou épisodes marquants. Enfin, bien entendu, nous évoquerons aussi l'art mamlûk, dont nous avons déjà rencontré quelques beaux exemples.
Le mot Mamlûk viendrait de l'arabe " malaka " ( arabe مَلَكَ ) , qui signifie " posséder ", ce qui est lié à la nature même des Mamlûk. Les Mamlûk sont en effet des esclaves que les gouverneurs représentant les califes, puis plus tard les sultans et les princes d'Egypte achetaient par l'intermédiaire de marchands, souvent en Syrie, et faisaient venir au Caire. Les premiers Mamlûk seraient apparus au IXe s. , dès l'époque abbasside ; mais ils se sont réellement développés au XIIIe s. , devant la menace des invasions mongoles. Leur nombre devient très important en Egypte sous la dynastie Ayyoubide. Ce seront toujours des esclaves non musulmans : des chrétiens d'Europe orientale ( Slaves et Grecs ), mais surtout des turcophones d'Asie Centrale ( Turkestan actuel, entre autres ), du Caucase ( Circassiens ) et d'Ukraine méridionale ( plaine du Kipchak ).
Carte montrant schématiquement les régions d'origine des Mamlûk, avec en plus foncé celle de provenance des Mamlûk dits " circassiens ", les plus appréciés.
Enlevés encore enfants lors de razzias ou achetés, ils étaient convertis à l'Islam, recevaient une éducation religieuse et un entraînement militaire très complet ( forooseyya ), puis étaient enrôlés dans l'armée. Ces enfants étaient semble-t-il choisis en fonction de leurs qualités physiques, de leur endurance et de leur absence de liens familiaux. Le sultan se réservait les meilleurs éléments, qui formaient ses troupes d'élite ; les émirs2 disposaient de troupes de Mamlûk moins prestigieuses. Les Mamlûk, grâce à la qualité de leur formation militaire, constituaient une des armées les plus puissantes de leur époque. Beaucoup parvenaient à faire carrière dans l'armée et, quand ils avaient atteint un grade ou un âge suffisant, ils pouvaient obtenir d'être affranchis par leurs maîtres auxquels ils prêtaient un serment de loyauté à vie. Beaucoup accédèrent ainsi à de hautes fonctions après leur affranchissement et accumulèrent les richesses. Cet avancement dépendait des qualités personnelles du Mamlûk et était strictement encadré du point de vue juridique. A terme, les Mamlûk réussirent à organiser leurs propres armées privées en important eux-mêmes de nouveaux Mamlûk, jouant de la sorte un rôle de plus en plus important dans la vie politique égyptienne, jusqu'à s'emparer du pouvoir.
Les Mamlûk étaient avant tout de redoutables cavaliers, l'équitation tenant une place primordiale dans leur entraînement militaire ( enluminure du " Nihayat as-sul " , XIVe s. ).
Une maison mamlûk ( en arabe بيت , beyt ) se constitue autour d'un Mamlûk fondateur, affranchi ou pas, qu'on appelle ab ( père ), ostaz ou sayyed ( monsieur ), ou encore mawla. Il est en général déjà parvenu à de grands honneurs et dispose d'une grande richesse, qui lui permet de s'assurer la fidélité de sa maison. Elle se compose des esclaves mamlûk dont il fait lui-même l'acquisition, mais aussi d'autres Mamlûk ayant suivi leur formation en même temps que lui ou ayant servi le même maître, ce qu'on appelle selon un terme difficilement traduisible la khoshdâsheyya ( ar. خشداشية ). Les Mamlûk ont un esprit de corps, qu'on appelle l'asabeyya, laquelle les lie de façon indissoluble à leur ancien maître et aux autres Mamlûk formés en même temps qu'eux, ce qui a également son importance dans leur histoire. Les femmes mamlûk jouent un rôle important dans la constitution de maisons et dans le jeu de relations : la plupart des filles de Mamlûk ne peuvent épouser des Egyptiens de souche et sont mariées à des Mamlûk ; ces unions matrimoniales, très importantes dans le système mamlûk, servent à resserrer les liens.
Un fals mamlûk frappé en 740 AH sous le sultan en-Naser ed-Deen Mohammed, de la dynastie égyptienne des Bahri Mamlûk ( monnaie de bronze, diam. 20 mm, poids 2.2g , frappée à Hamâh en Syrie, XIVe s. , coll. Kaaper ).
Le statut de Mamlûk est très particulier et perdurera jusqu'à ce que Mohammed 'Ali fasse massacrer les chefs mamlûk en 1811. Le Mamlûk est obligatoirement d'extraction servile et non musulman d'origine ; ce qui fait que l'état de Mamlûk ne se transmet pas à leurs enfants, qui naissent musulmans et peuvent se fondre à la population, en tout cas pour les garçons. Ce sera ce qui fera toute la difficulté lorsque les souverains mamlûk de l'Egypte auront des prétentions dynastiques. En ce qui concerne leurs revenus, les Mamlûks reçoivent une solde ( gâmkeyya, ar. جامكية ), mais se livrent également au commerce, comme celui très lucratif des épices.
Arts et artisanant sont florissants dans l'Egypte mamlûk, en particulier le travail des métaux, comme le montre cet extraordinaire brasero de bronze réalisé pour le sultan rasulide yéménite el-Muzaffar Yusuf ibn Omar ( bronze incrusté d'argent, haut. 35 cm, 2e moitié du XIIIe s. , Egypte, Metropolitan Museum of Art, New York ).
Les sultans ayyoubides d'Egypte feront de plus en plus souvent appel à des troupes mamlûk ; et la puissance que ceux-ci finiront par acquérir au Caire leur permettra de s'emparer du pouvoir. A l'époque où les Mamlûk règnent sur l'Egypte, ils composent essentiellement la cour du sultan, la haute administration et l'armée. Les postes civils de l'administration, des finances, de la justice et les différents métiers restent en général aux mains des Egyptiens de souche. Souvent craints par la population égyptienne, parfois haïs ou adulés en fonction des vicissitudes de l'histoire, les Mamlûk ne se mêlent que rarement au peuple égyptien dans les premières générations.
On distingue en Egypte deux dynasties mamlûk qui ont régné successivement sur le pays entre le XIIIe et le XVIe s. : les Bahri Mamlûk (1250-1382) et les Burgi Mamlûk (1382- 1517). Le système des Mamlûk perdurera cependant en Egypte au-delà de la chute de la dernière dynastie mamlûk d'Egypte, sous la domination ottomane3.
La période mamlûk a aussi vu en Egypte se multiplier les superbes Coran enluminés rehaussés à la feuille d'or ( folio calligraphié à l'encre noire et enluminé à la feuille d'or, sur papier, Egypte, XIVe s. ).
Notes :
1- Je choisis d'adopter cette graphie car elle correspond à la meilleure transcription du terme arabe مملوك ( pluriel مماليك , " mamâlîk ", ou " mamâlêk " en égyptien ). Nous le garderons donc, en tant que terme étranger, invariable.
2- Le terme arabe amîr ( أمير ) a un double sens, puisqu'il est à la fois un titre honorifique et militaire : " prince " ou " commandant / général ".
3- Voir dans les Horizons l'article consacré à l'Egypte ottomane.