Noël est sans doute l'une des fêtes provençales les plus importantes, celle à laquelle, en tout cas, restent attachées le plus de traditions très anciennes1 - même si beaucoup ont hélas totalement disparu au cours des dernières décennies. Pour commencer cette semaine de Noël, je vous propose donc de découvrir parmi ces traditions , en suivant l'horizon linguistique que nous avions ouvert dans un précédent article, des chants traditionnels en langue provençale. Il y en a beaucoup, dont la plupart des Provençaux connaissent au moins l'air et le refrain. Mais j'ai opté pour deux des plus anciens, puisqu'ils ont été écrits et composés au XVIIe s. : " La Cambo me fai mau " et " Canten Nouvè ".
Un tambourinaire du XVIIIe s., frappant le tambourin de la main droite et jouant du galoubet de la main gauche - différent du fifre, qui se joue seul, puisque c'est une flûte traversière.
Leur auteur, Nicolas Saboly ( 1614 - 1675 ), est sans doute le plus illustres des auteurs de chants de Noël provençaux ; ils se sont transmis dans les traditions populaires et familiales depuis bientôt quatre siècles, et sont toujours joués et chantés à cette période. C'est en 1655 que Saboly semble commencer à concevoir ses premiers noëls2, publiés pour la première fois en 1668. De cette date à 1674, pas moins de sept autres publications verront le jour de son vivant. En 1699, l'imprimeur Michel Chastel réunit l'ensemble des 62 noëls qui avaient été publiés du vivant de leur auteur ; deux autres seront ajoutés à l'édition de 17043.
Un mot, pour terminer ce préambule, sur leur portée linguistique. La langue de Saboly est un mélange de dialectes rhodanien et maritime4 ; il adopte par exemple le pluriel en " -ei " du provençal maritime ( " lei / dei " au lieu de la forme rhodanienne, aujourd'hui considérée comme classique, " li / di " ), ou encore le pronom maritime " li " au lieu du rhodanien " éi ". Cela s'explique par le fait qu'il soit originaire d'une zone de contact entre les deux dialectes, puisqu'il est né à Monteux et a passé l'essentiel de sa vie en Avignon et à Carpentras. Au-delà de la tradition de Noël, il s'agit donc aussi d'un témoignage d'une époque où la langue provençale est encore pour peu de temps une langue écrite, avant de se voir définitivement supplantée par le français.
Mais place à présent aux textes de ces chansons. Je vous donne le texte en provençal selon la graphie de Saboly et non leur transcription en rhodanien comme c'est souvent le cas, et en regard la traduction en français, comme toujours délicate : on perd beaucoup, comme dans toute traduction. Certaines expressions provençales sont difficiles à rendre en français, car elles n'y ont pas d'équivalent ; de même certains jeux de mots sont impossibles à rendre, et pourtant le provençal est savoureux à cet égard. Cependant, j'ai fait de mon mieux pour que vous ayez l'essentiel du sens ; quelques précisions seront données en notes de fin d'article. Le premier texte témoigne du goût des Provençaux pour l'humour, dans la veine de la littérature burlesque de cette époque, même dans ce contexte religieux ; la religiosité provençale n'a rien d'austère. Dans le second, on retrouve l'esprit qui préside à l'élaboration de la crèche provençale : mêler la culture populaire et le religieux. Malheureusement, à mon grand regret, je ne vous ai pas trouvé sur le net d'interprétation satisfaisante de ces chants pour illustrer de façon sonore l'article : il ne vous reste donc qu'à venir en Provence nous entendre les chanter...
Texte provençal | Traduction en français |
Que van en roumavage5, Li a proun de gènt Que van en Betelèn. Li vole ana, Ai quàsi proun courage, Li vole ana, S'iéu pode camina. Bouto sello, bouto sello ; La cambo me fai mau, Bouto sello à moun chivau. Qu'èron sus la mountagno, Tous lei bergié An vist un messagié Que li a crida : Metès-vous en campagno6 ! Que li a crida : Lou Fiéu de Diéu es na ! En aquest tèms Lei fèbre soun pas sano ; En aquest tèms Lei fèbre valon rèn ; Ai endura Uno fèbre quartano, Ai endura Senso me rancura. Un gros pastras7 Que fai la catamiaulo8, Un gros pastras S'envai au pichot pas ; S'èi revira, Au brut de ma paraulo ; S'èi revira, Li ai di de m'espera9. La cambo me fai mau, ... Aquéu palot Descausso sei sabato, Aquéu palot S'en vai au grand galop ; Mai, se'n-cop l'ai, Li dounarai la grato, Mai, se'n-cop l'ai, Iéu lou tapoutarai10. La cambo me fai mau, ... Ai un roussin11 Que volo dessus terro, Ai un roussin Que manjo lou camin ! L'ai acheta D'un que vèn de la guerro : L'ai acheta, Cinq escut de pata12. La cambo me fai mau, ... Quand aurai vist Lou Fiéu de Diéu lou Paire, Quand aurai vist Lou Rèi de Paradis, E quand aurai Felecita sa maire, E quand aurai Fa tout ço que déurrai, N'aurai plus ges de mau, Bouto sello, bouto sello, N'aurai plus ges de mau, Bouto sello à moun chivau. | Qui vont en pèlerinage, Il y a beaucoup de gens Qui vont à Bethléem. Je veux y aller, J'ai presque assez de courage, Je veux y aller, Si je peux cheminer. Mets la selle, mets la selle ; La jambe me fait mal, Mets la selle à mon cheval. Qui étaient dans la montagne, Tous les bergers Ont vu un messager Qui leur a crié : Mettez-vous en route ! Qui leur a crié : Le Fils de Dieu est né ! En ce moment, Les fièvres ne sont pas guéries ; En ce moment, Les fièvres ne valent rien de bon ; J'ai enduré Une fièvre quarte, J'ai enduré Sans me plaindre. Un gros pâtre lourdaud Qui marche en catimini, Un gros pâtre lourdaud S'en va à petits pas ; Il s'est retourné, Au son de mes paroles ; Il s'est retourné, Je lui ai dit de m'attendre. La jambe me fait mal... Ce lourdaud Déchausse ses souliers, Ce lourdaud S'en va au grand galop ; Mais si je l'attrape, e lui donnerais une frottée, Mais si je l'attrape, Je le tapoterais. La jambe me fait mal... J'ai un roussin Qui vole au-dessus de la terre, J'ai un roussin Qui dévore le chemin ! Je l'ai acheté A un qui revient de la guerre : Je l'ai acheté Cinq écus de patac. La jambe me fait mal... Quand j'aurai vu Le Fils de Dieu le Père, Quand j'aurai vu Le Roi du Paradis, Et quand j'aurai Félicité sa mère, Et quand j'aurai Fait tout ce que je dois, Je n'aurai plus mal, Mets la selle, mets la selle ; Je n'aurai plus mal, Mets la selle à mon cheval. |
( traduction Kaaper Nefredkheperou )
Avec une pensée particulière pour ma pauvre Marthe, ma " grand de couer " ( ma grand-mère de coeur ), avec laquelle je la chantais...
Texte provençal | Traduction en français |
Counten quauco sourneto ; Sus lou fifre e lou tambourin, Disen la cansouneto.
Canten Nouvè Nouvè Nouvè Nouvè sus la museto, Canten Nouvè Nouvè Nouvè Nouvè sus la museto Ves' eici la granjeto : Lou bèu premié que li intrara, Que lève la barreto. Coume pren la pousseto! Dirias avis que mor de fam : Regardas coume teto !
Ai d'iòu de farino e de la Emai uno casseto15 ; S'avièu de fiò li aurièu lèu fa Uno bono poupeto.
Canten Nouvè... Jóusè fai lei tacheto : Dounas-me vite lou fusiéu, La sinso15 e lei brouqueto.
L'enfant es fre coume de glas : Pourgès-me l'escaufeto ; Tenès, cauffas-li soun pedas, Coumaire Guihaumeto.
Canten Nouvè... Coucha 'quelo saumeto16. Venès qu'estacaren lou biòu : Prestas-me vòstei veto.
Bono Vierge, Maire de Dièu, Bello e jouino bruneto, Nàutrei vous anen dire adiéu, Vous leissen pas souleto !
Canten Nouvè... | Nous racontons quelques histoires ; Au son du fifre et du tambourin, Nous poussons la chansonnette.
Chantons Noël, Noël, Noël, Noël sur la musette, Chantons Noël, Noël, Noël, Noël sur la musette Voici la petite grange : Le tout premier qui y entrera, Qu'il enlève la barre. Comme il prend le sein ! Je suis d'avis qu'il est mort de faim : Regardez comme il tête !
J'ai des oeufs, de la farine et du lait, Avec un petit poêlon ; Si j'avais du feu je lui aurais vite fait Une bonne petite soupe.
Chantons Noël... Joseph grelotte de froid : Donnez-moi vite le fusil, La sinse et les allumettes. Chantons Noël...
L'enfant est froid comme la glace : Faites-moi passer la chaufferette ; Tenez, chauffez-lui son berceau, Commère Guillaumette.
Chantons Noël... Couchez cette petite ânesse. Venez qu'on attache le boeuf : Prêtez-moi vos liens.
Bonne Vierge, Mère de Dieu, Belle et jeune brunette, Nous autres nous allons vous dire adieu, Nous ne vous laissons pas toute seule !
Chantons Noël... |
( traduction Kaaper Nefredkheperou )
Notes :
1- Par exemple la tradition du blé et des lentilles de la Ste Barbe, dont nous avions parlé précédemment et dont l'origine remonte à l'Egypte antique à travers la diffusion du culte d'Isis dans le monde romain.
2- Un poème ou chant de Noël est appelé " noël " sans majuscule. En provençal, Noël se dit " Nouvè ".
3- Certains noëls longtemps attribués à tort à Saboly ont été enlevés du corpus de son oeuvre.
4- Pour les dialectes provençaux, voir l'article d'introduction à la langue provençale.
5- Roumavage, comme Roumiéu ( " pèlerin " ) viennent du nom de Rome, qui était la principale destination de pélerinage pour les chrétiens provençaux.
6- Difficile de rendre le sens du jeu sur les mots qui existe ici en provençal.
7- Le suffixe -as ( masculin ) / -asso ( féminin ) est un augmentatif qui donne le sens de gros, grand ; par exemple, une " bestiasso " c'est une grosse bête. Mais pastras signifie aussi " lourdaud " ; pour traduire en français en conservant tout le sens, il faut donc parler ici de " gros berger lourdaud ".
8- Expression très difficile à rendre en français, là encore, et les Félibres eux-mêmes peinent à en donner le sens exact ; c'est à la fois se déplacer comme un chat qui se faufile, mais aussi selon le contexte être pleurnichard...
9- Si un Provençal vous " espère ", c'est qu'il vous attend...
10- Tapoutara signifie " tapoter ", mais aussi " malmener, maltraiter " ; après avoir hésité, j'ai gardé en français " tapoter " même s'il n'est pas totalement satisfaisant, car " rosser " aurait été un sens trop fort dans ce contexte humoristique, dans un chant de Noël, et n'aurait pas rendu le sens provençal.
12- Le patac, une ancienne petite monnaie de billon provençale valant 1/7e de sou. Le système monétaire provençal, encore conservé sous Louis XIV dans cette province à côté des monnaies françaises, était relativement complexe.
13- Le verbe langui en provençal signifie précisément " s'ennuyer dans l'attente de " ; c'est pourquoi j'ai conservé " se languir " dans la traduction car le sens est assez proche.
14 - Un petit poëlon de laiton provençal.
15- Une " sinso " ( orthographié " cinso " par la graphie rhodanienne moderne félibréenne ) en provençal, c'est un chiffon, avec divers usages ( par exemple pour nettoyer, faire la poussière, car cinso peut aussi signifier la poussière ), un mot impossible à traduire exactement. Ici, à cette époque, c'était un linge charbonné qui servait à allumer le feu, comme ailleurs l'amadou.
16- Le suffixe -et ( masculin ) / -eto ( féminin ) sert à former des diminutifs et est le contraire de -as / -asso. Une " saumo ", c'est une ânesse et une " saumeto " une petite ânesse en âge d'être sevrée ( avec l'équivalent masculin " saumet " ) ; " saumetoun " désigne un ânon mâle ou femelle qui tête encore.
Michael 08/11/2010 14:11
Kaaper Nefredkheperou 19/11/2010 12:40
gene 22/12/2009 22:31
Corinne 21/12/2009 13:26