Nous poursuivrons notre promenade sur ce thème au XIXe s., avec une sélection de peintres, car il fallait faire des choix tant le sujet rencontre de succès. Beaucoup sont influencés par les découvertes archéologiques de leur temps. Dans un précédent article, nous avions vu par comparaison comment le thème a été traité avant le XIXe s.
La plupart des peintres qui ont abordé le thème de Cléopâtre à cette époque font référence aux grands épisodes de son histoire semi-légendaire, telle qu'elle nous est connue par les textes et la tradition. Le destin tragique de la reine d'Egypte intéresse toujours les peintres, d'où la permanence du thème de la mort de Cléopâtre, dont nous avons vu qu'il vient de la tradition antérieure. Mais les sujets se multiplient et d'autres moments de son histoire sont aussi désormais évoqués. C'est une Cléopâtre déterminée, entourée du luxe oriental, séductrice et lascive, dangereuse aussi, qui retient l'attention. Ce thème est enfin plus que jamais prétexte à un certain érotisme, caractéristique de la fascination pour l'Orient à l'époque et qu'on retrouve par exemple dans les nombreuses scènes de harem.
Du point de vue du traitement du sujet, on passe de personnages évoluant dans un décor gréco-romain classique à une évocation de l'Egypte antique qui profite des dernières découvertes de l'archéologie ; le peintre, dès lors, se plaît à introduire des éléments sans doute puisés dans les gravures des ouvrages publiés par les chercheurs. Ceux qui se sont rendus en Egypte utilisent leurs esquisses réalisées sur place.
Enfin, on voit aussi comment Cléopâtre est tantôt représentée vêtue à la grecque ou à la romaine - ce qui devait être le cas dans la réalité historique -, soit vêtue comme une reine égyptienne telle qu'on la trouve sur les monuments d'Egypte où elle apparaît. C'est qu'alors le vêtement égyptien est plus "exotique", il va de pair avec une nouvelle vague d'égyptomanie. C'est aussi dû, nous l'avons vu, à l'influence du récit de Plutarque - selon lui, la reine a revêtu pour mourir ses habits royaux, donc égyptiens.
Pour terminer, nous remarquerons qu'un certain nombre de détails relèvent aussi de l'Egypte du XIXe s. Peu parmi ces peintres, à vrai dire, sont effectivement allés en Egypte : sir Lawrence Alma-Tadema y passe 6 semaines en 1902, après avoir peint l'essentiel de ses toiles égyptisantes d'après des livres ; Frederick Arthur Bridgman y passe quant à lui 4 mois en 1873-1874, ramenant plus de 300 esquisses réalisées sur place ; Jean Léon Gérome y effectue un séjour en 1857, dont il ramène de très nombreuses esquisses ; Edwin Long y séjourne en 1874.
Mais place à présent aux images. Nous commencerons cette promenade avec quelques exemples sur le thème traditionnel de la mort de Cléopâtre. On y retrouve en règle générale les éléments mentionnés par Plutarque, en particulier le panier de figues, et malgré la volonté d'introduire des éléments égyptisants, un certain goût orientaliste demeure bien souvent. Alors que Plutarque dit la reine vêtue de ses habits royaux, la plupart des peintres la dénudent pour insister sur sa sensualité ; Böcklin et Arthur la vêtent d'une tunique romaine très fine, Makart d'un pagne tout aussi fin. Les Cléopâtre de Bohn et Böcklin sont seules, mais on trouve chez les autres les servantes mentionnées par Plutarque : les deux servantes chez Rixens et Makart, Iras déjà morte chez Arthur. Détail montrant l'influence du récit antique, la Charmion de Rixens remet en place le diadème de la reine... Par contre, alors que Plutarque mentionne qu'elle fut mordue au bras, la plupart la représentent mordue au sein.
Germann August von Bohn, La Mort de Cléopâtre
(1841, huile sur toile, Musée des Beaux-Arts, Nantes)
Arnold Böcklin (1827-1901), La Mort de Cléopâtre
(1872, huile sur toile, Kunstmuseum, Bâle).
Jean André Rixens (1846-1924), La Mort de Cléopâtre
(1874, huile sur toile, musée des Augustins, Toulouse).
Hans Makart, La Mort de Cléopâtre
(1875-1876, huile sur toile, Staatliche Kunstsammlungen, Kassel)
Reginald Arthur, La Mort de Cléopâtre
(1892, huile sur toile, Roy Miles Gallery, Londres)
Une autre vision fréquente à cette époque et caractéristique est celle de Cléopâtre comme femme fatale. Là encore se mêlent volonté d'introduire des éléments de réalisme antique et goût orientalisant. Par exemple, la Cléopâtre de Jean Léon Gérôme, qui vient juste de sortir du tapis dans lequel elle était cachée, ressemble plus à une danseuse égyptienne du XIXe s. qu'à une reine de l'Egypte antique. Ou encore la Cléopâtre de Bianchi nous fait-elle penser à une odalisque dans une scène de harem ; seul le personnage en toile de fond, en haut des escaliers, portant le fameux panier de figues, permet de situer la scène. On retrouve le goût orientaliste dans la toile de Cabanel, qui pourtant s'efforce d'opérer un certain "réalisme" à l'antique ; Cléopâtre et sa servante sont alanguies dans des coussins, une panthère à leurs pieds ; il montre une reine orientale implacable, dans un épisode inhabituel. Sir Alma-Tadema, dans ses deux versions, ainsi que Waterhouse, montrent quant à eux une femme déterminée dont le regard est particulièrement expressif.
Jean Léon Gérome (1824-1904) , Cléopâtre devant César
(1866, huile sur toile, perdue).
Alexandre Cabanel (1823-1889), Cléopâtre testant des poisons sur des prisonniers
(1887, huile sur toile, coll. part. ).
Sir Lawrence Alma-Tadema (1836-1912), Cléopâtre
(1875, huile sur toile, Art Gallery of New South Wales, Sydney, Australie).
Sir Lawrence Alma-Tadema, Cléopâtre (1877, huile sur panneau, Auckland Art Gallery)
(détail et vue dans son cadre ouvragé à l'égyptienne)
John William Waterhouse (1849-1917), Cléopâtre (1888, huile sur toile, coll. part.).
Mosè Bianchi (1840-1904), Cléopâtre (1865, huile sur toile).
Une autre série d'épisodes mettent en scène Cléopâtre et Antoine. Picou et Alma-Tadema choisissent le moment de la rencontre d'Antoine et Clépâtre à Tarse, quand la reine arrive à bord d'une galère luxueuse ; chez l'un comme chez l'autre, la galère n'a rien d'une vraie galère ptolémaïque, il s'agit d'un navire orientalisant aux accents égyptiens dont on souligne le faste. Chez Picou, Antoine est alangui aux côtés de la reine à l'arrière du navire ; chez Alma-Tadema, il s'apprête à monter à bord, visiblement quelque peu intimidé. Hillemacher choisit pour sa part un épisode tragique : le corps agonisant d'Antoine, qui s'est donné la mort en apprenant le suicide de Cléopâtre, est hissé vers la reine réfugiée dans son mausolée inachevé qui prend des allures de temple ptolémaïque flanqué d'une statue de Sekhmet.
Gautier d'après Henri Picou, La Galère de Cléopâtre (1875, gravure).
Galère ptolémaïque.
Sir Lawrence Alma-Tadema (1836-1912), Antoine et Cléopâtre
(1883, huile sur toile, coll. part.).
Eugène Ernest Hillemacher (1818-1887) , Antoine mourant porté vers Cléopâtre
(1863, huile sur toile, muse de Grenoble).
Nous terminerons avec deux toiles de Bridgman qui ne font pas référence à un épisode particulier de la vie de la reine égyptienne telle que la tradition la rapporte et sont plutôt l'occasion de scènes de genre. La première présente la reine, accompagnée des deux servantes, sur les terrasses du temple de Philae, où Bridgman s'était rendu lors de son séjour en Egypte (on reconnaît à l'arrière, à gauche, le Kiosque de Trajan). Toutes trois sont vêtues à l'égyptienne et le peintre multplie les allusions à l'antique, dans un paysage soigné. La seconde est une reprise d'une autre toile, "Funérailles d'une momie", qui avait eu un grand succès en 1876.
Frederick Arthur Bridgman (1847-1928), Cléopâtre sur les terrasses de Philae
(1896, huile sur toile, coll. part.).
Frederick Arthur Bridgman (1847-1928), La Barque de Cléopâtre
(sans date, huile sur toile, coll. part.).
Il y aurait évidemment beaucoup à dire sur chacune de ces toiles, nous ne faisons pour l'heure que les survoler ; mais nous reviendrons à l'occasion sur certaines d'entre elles pour leur intérêt particulier dans les détails.