Longtemps oublié ici et éclipsé par son descendant le savon de Marseille, le pain d'Alep fait un retour en force en Occident, où on redécouvre ses vertus. Ce savon originaire du Mashreq est tout aussi intéressant pour ses qualités que pour son histoire. Non seulement il apporte une note orientale à ce moment privilégié qu'est la toilette, tout en étant bénéfique à plusieurs titres, mais il nous transporte aussi dans l'histoire des échanges entre Orient et Occident et nous rappelle, en ces temps où on voudrait opposer les cultures, combien nombre de choses qui font notre quotidien proviennent des échanges que ces cultures ont établis au fil des siècles.
Le soukh d'Alep, en Syrie, réputé comme étant l'un des plus beaux de tout le Mashreq.
On ignore précisément quand fut conçu ce savon qu'on appelle "pain d'Alep". Certains le font remonter à la plus haute Antiquité, d'autres à une période plus récente. Toujours est-il que c'est dans l'ouest de la Mésopotamie qu'il semble avoir été élaboré et que c'est dans le nord-ouest de la Syrie, dans la région d'Alep, que la recette traditionnelle s'est le mieux maintenue. Les pains d'Alep de la meilleure qualité viennent toujours de Syrie actuellement. Au Moyen Age, au cours des Croisades, les Européens le rencontrent auprès des populations arabes du Mashreq. Ils ne tardent pas à le ramener en Occident, où les premières savonneries apparaissent d'abord en Italie et en Espagne dès les XIIe et XIIIe s. Mais c'est surtout en Provence qu'il aura la postérité la plus renommée, avec le fameux "savon de Marseille" ; Marseille, qui est alors l'un des principaux ports de commerce avec le Levant, voit apparaître les premières savonneries au XVe s. au moins. Les savonneries se développent dès lors dans toute la région marseillaise, mais aussi dans l'ouest varois, pour devenir une source importante de richesse du XVIe au XVIIIe s.
Au premier plan, la pâte de savon est étalée en une couche régulière sur un sol dallé avant d'être débitée. Derrière, dans les niches, on voit les pains entassés en cours de séchage.
Le vrai pain d'Alep est composé uniquement composé de matières naturelles : huile d'olive, huile de baies de laurier, eau et soude végétale naturelle ou cendre de salicorne. On cuit d'abord lentement l'huile d'olive avec l'eau et la soude, durant plusieurs jours pour obtenir ce qu'on appelle la saponification. En fin de cuisson, on ajoute à la pâte obtenue l'huile de baies de laurier. Après la cuisson, on étale la pâte et on la découpe en pains, cubes de taille variable (en général de 200 g ), et on appose le sceau. Les pains de savon ont alors une belle couleur verte. On les empile en quinconce, de façon à ce que l'air puisse circuler, et on les laisse ainsi sécher pour une période de plusieurs mois, en moyenne 9 à 10 mois. Les pains vont alors durcir et prendre en surface une couleur brun-vert, tandis que le coeur reste vert - on s'en rend compte quand on utilise le savon.
Quand elle a commencé à durcir un peu, la pâte de savon est débitée en barres, puis en pains quadrangulaires.
La proportion d'huile de baies de laurier varie et fait la qualité du savon. Le maximum est de 60% d'huile d'olive et 40% d'huile de baies de laurier ; en général, on trouve le plus couramment 65% d'huile d'olive et 35% d'huile de baies de laurier. C'est là le savon de qualité supérieure. La qualité supérieure est appelé " royal " (malakiyy, en arabe). Plus il y a d'huile de laurier, et plus le savon est bénéfique pour la peau. Le minimum pour un savon de qualité est de 75% d'huile d'olive et 25% d'huile de laurier. Les savons à 20% d'huile de laurier constituent la qualité basse. En-dessous de 20% d'huile de laurier, on tombe dans les savons de qualité médiocre ; les savons qui se prétendent d'Alep avec 8% d'huile de laurier n'auront aucun effet bénéfique...
Souvent, les pains sont entassés en forme de sortes de tours, afin de permettre une bonne circulation de l'air pour le séchage.
Les vertus de ce savon sont multiples. Il est très bien supporté par les peaux sensibles, et même recommandé - je peux vous l'affirmer, puisque c'est mon cas. Déjà dans l'Antiquité, les peuples méditerranéens avaient l'habitude de s'enduire le corps d'huile d'olive pour hydrater la peau. Tandis que l'huile d'olive apporte hydratation et protection de la peau - on l'impression, après s'être rincé de la douche, de s'être passé une crème tant la peau est douce - , l'huile de baies de laurier favorise la circulation et surtout a des vertus antiparasitaires et curatives (en particulier pour les problèmes tels que psoriasis, acné, eczéma). Il est recommandé pour les peaux à tendance sèche, pour lesquelles l'effet est réellement spectaculaire ; il faut alors utiliser du pain d'Alep à la teneur la plus forte possible en huile de laurier. Pour les peaux normales, un savon à 25% de laurier suffit.
Le pain d'Alep tel qu'il se présente lorsqu'il est prêt à la vente.
Quelle est son utilisation ? Le savon de qualité supérieure peut être utilisé pour nettoyer le visage. Par contre, il vaut mieux éviter de se laver le visage avec un pain d'Alep dont la teneur en huile de laurier est inférieure à 30%. Bien entendu, il sert également et surtout, quelle que soit la teneur en huile de laurier, pour la toilette du corps, sur lequel on l'applique à la main ou avec un gant doux. Enfin, il peut servir pour laver les cheveux - nous en reparlerons au sujet de son descendant, le savon de Marseille, les Provençaux ont tous vu les grands-parents se laver les cheveux au savon de Marseille, quand c'était encore du vrai savon de Marseille... On l'utilise aussi, messieurs, pour le rasage (avec un blaireau, ça renvoie à des souvenirs d'enfance, quand on assistait exceptionnellement à la cérémonie masculine du rasage...), car non seulement il hydrate la peau et la laisse douce, mais évite aussi les coupures ; ce sont alors en général des pains de plus petite taille, forts en huile de laurier.
Le sceau apposé avant que la pâte ne soit sèche correspond à la marque du fabricant, mais donne aussi des indications sur la qualité et la teneur en huile de laurier.
Pour terminer, quelques précautions avant de faire votre achat. Vérifiez toujours que la composition est indiquée ; normalement, le sceau du fabricant comporte le pourcentage d'huile de laurier... mais c'est écrit en arabe : en général, le conditionnement fournit les informations nécessaire. Il est déconseillé d'acheter un pain d'Alep en -dessous de 25% d'huile de laurier. En parlant de sceau, tout vrai pain d'Alep comporte le sceau du fabricant ; attention cependant aux copies avec des sceaux présentant quelques caractères arabes de fantaisie. De plus, il ne comporte ni colorant, ni conservateur et surtout pas de parfum : si le savon est parfumé, ce n'est pas un vrai pain d'Alep ; seule l'huile de laurier lui donne son odeur. La couleur est également un indice : il est brun-vert plus ou moins foncé, mais un savon trop clair a toutes les chances de ne pas être authentique. Méfiance aussi s'il est trop bon marché ; en France, un vrai pain d'Alep de bonne qualité de 200g est vendu aux alentours de 6 euros. Enfin, le vrai pain d'Alep est en principe un pain quadrangulaire irrégulier ; on trouve aujourd'hui des pains moulés fabriqués pour l'exportation dans les pays occidentaux, comme par exemple les savons à barbe de petit format. Inutile de préciser de vérifier, bien entendu, aussi la provenance : les vrais pains d'Alep proviennent en principe de Syrie, même si on trouve des pains de bonne qualité en provenance du Liban.
حَلَب
En principe, vous devez trouver parmi les inscriptions sur le savon le nom de la ville en arabe, comme ci-dessus : Halab. Sur le pain précédent, vous retrouvez ce mot à la dernière ligne de l'inscription, tout en bas du sceau.
Pour ce qui est de le trouver, on en trouve maintenant très facilement en Europe, pas seulement dans les boutiques spécialisées en produits de beauté d'Orient - même si c'est là que vous avez le plus de chance de trouver les pains de qualité et d'obtenir des renseignements précieux. Maintenant, le rêve absolu est d'aller le chercher directement dans les merveilleux soukhs d'Alep... Bon, je vous laisse. Tout cela m'a donné envie de filer au hammâm (salle de bain en arabe) et de prendre une douche avec mon savon d'Alep.