Ma Provence, c'est aussi celle de la langue. Dans toute culture, la langue a son importance ; la disparition d'une langue, par exemple, prive un peuple de tout un pan de sa culture et de son identité. C'est pourquoi j'aimerais vous faire (re-)découvrir cet aspect de ma région à travers une série d'articles dans lesquels nous verrons des exemples de textes provençaux, mais aussi des expressions du quotidien encore d'usage courant aujourd'hui. Nous commencerons dans cet article par un préambule personnel et un bref aperçu historique.
Citation extraite du Calendal de Frédéric Mistral qui évoque Toulon vu depuis la mer, en dialecte rhodanien ( voir la traduction en fin d'article ).
Je ne suis pourtant pas Provençal de souche, mais Provençal de naissance. Ce n'est donc pas en contexte familial que j'ai appris le provençal. Il y a d'abord ce provençal de tous les jours, celui que nous parlons ici sans même nous en rendre compte ; une prononciation1, des expressions2, qui nous sont naturelles et dont nous ne réalisons qu'elles sont propres à notre région que lorsque nous sommes en contact avec des « estrangié du dehors » 3. Je voyais bien, lorsque je retrouvais des membres de ma famille de Paris ou de Picardie, qu'ils ouvraient de grands yeux interrogatifs lorsque j'employais certaines expressions4 ; sans plus. Mais c'est surtout lorsque je suis « monté à Paris » 5 pour mes études que je m'en suis véritablement rendu compte, et que j'ai réalisé du même coup que cela faisait partie aussi de mon identité. De retour au « païs », il m'est apparu évident de prendre des cours de provençal à l'Escolo de la Targo de Toulon ; il faut avouer que, pour les recherches historiques que j'avais entreprises, l'apprentissage de la langue s'imposait - même si c'était du provençal moderne 6, mistralien, et qu'il a fallu ensuite apprendre seul le provençal ancien pour étudier les textes d'archives. Et c'est depuis un plaisir de pratiquer à l'occasion la « lengo nostro » 7, tout autant que de pouvoir accéder à des textes anciens mêlant français et vieux provençal.
Dans les cahiers de délibérations des Conseils de Ville et autres textes d'archives du XVIe s., il est fréquent que les textes soient rédigés dans un mélange de provençal et de français, ce qui montre que la bourgeoisie n'est pas alors totalement francisée ( ici, un extrait du cahier de délibérations du Conseil de Ville d'Ollioules pour l'année 1580, conservé aux Archives communales ; transcription, pour vous donner une idée du curieux mélange, en fin d'article ).
Mais attention : il ne s'est absolument pas agi de repli culturel, bien au contraire. Et il ne s'agit nullement de faire l'apologie du repli identitaire. Mon identité linguistique est autant faite de ce provençal appris ou quotidien, que des expressions parisiennes reçues de ma famille paternelle et des expressions picardes de ma famille maternelle. Sur les rives de Méditerranée, plus encore peut-être qu'ailleurs, l'identité est souvent faite d'éléments multiples, et c'est comme toujours une formidable richesse.
Le provençal est né du latin pratiqué dans la région à la fin de l'époque romaine, avec sans doute des éléments issus de ses origines autochtones8 et des apports successifs9 liés à son histoire. C'est une langue à part entière, qui a été au Moyen Age l'une des langues littéraires des pays d'oc. Les choses sont un peu confuses aujourd'hui, car certains étendent l'appellation d' « occitan » à toutes les langues et tous les dialectes de langue d'oc10. Cette langue se subdivise en plusieurs dialectes : le Rhodanien dans la vallée du Rhône ; le Maritime dans la majeure partie des Bouches-du-Rhône, du Vaucluse et dans le Var ; le Gavot dans les Alpes ; et le franco-provençal dans la Drôme11. Avec de nombreuses variantes locales dans la langue parlée, parfois même d'un village à l'autre. Bien que le dialecte le plus répandu ait été historiquement le Maritime, c'est le Rhodanien qui a été choisi au XIXe s. comme dialecte de référence par les Félibres, pour diverses raisons.
Raimbaut de Vacqueyras ( vers 1165-1207 ), l'un des plus célèbres troubadours provençaux de son temps, représenté dans un manuscrit médiéval.
Dès le milieu du XIIIe s., l'usage du français s'installe dans l'aristocratie, puisque les princes régnant sur la Provence encore indépendante sont d'origine française et ont amené de nombreux Français dans leur sillage. Toutefois, pour plusieurs siècles encore, la grande majorité de la population continue de pratiquer sa propre langue. Après la réunion à la France, à la fin du XVe s. , la francisation s'accentue progressivement12 et gagne surtout la bourgeoisie, qui est alors plus ou moins bilingue à partir du XVIe s. ; la noblesse quant à elle, à de rares exceptions près, est devenue exclusivement francophone. Cette situation se maintient jusque très avant dans le XIXe s. Ce seront ensuite les armées d'instituteurs de la fin du XIXe s. et du début du XXe s., certes en général bien intentionnés, qui participeront sans le réaliser à l'éradication de la langue, comme dans de nombreuses régions de France13. Et relativement récemment, la conscience de la portée culturelle du provençal dans l'identité régionale a favorisé son retour en grâce et la levée de certaines interdictions.
Tout comme le drapeau provençal est aujourd'hui autorisé à flotter à la façade des mairies aux côtés du drapeau national, nombre de nos villes et villages ont à nouveau leurs noms inscrits dans les deux langues, parfois même les noms de rues. C'était il n'y a pas si longtemps encore inimaginable...
La littérature de langue provençale est très riche au Moyen Age, l'époque des fameux troubadours. Elle se maintient sous les deux dynasties angevines, ainsi qu'après la réunion à la France en 1480. Les dernières grandes oeuvres sont écrites à la fin du XVIe s. Malgré quelques écrits en provençal au XVIIe s., les auteurs provençaux s'exprimeront désormais en français. Au XIXe s., réalisant que la langue est menacée de disparaître totalement, les Félibres la réhabilitent et de nouvelles oeuvres paraissent. L'expérience, du point de vue littéraire, connaîtra à vrai dire des hauts et des bas. Le provençal renaît aujourd'hui à la fois dans l'oralité et dans l'écriture ; les associations félibréennes n'en sont plus le seul refuge, puisqu'il est à nouveau enseigné dans certaines écoles pour ceux qui le souhaitent.
Frédéric Mistral, l'un des principaux Félibres, qui contribua au XIXe s. à la renaissance de la littérature de langue provençale et oeuvra pour la sauvegarde de celle-ci.
Notes :
1- Au grand dam parfois de mon père de souche parisienne, ma soeur et moi ne parlions pas « pointu » et avons toujours eu cette prononciation qui fait la différence entre Nord et Sud ; vous savez, cette façon différente de prononcer des mots comme « rose », par exemple – je donne cet exemple car mon père me reprenait toujours quand j'étais enfant...
2- Le provençal de Toulon, nous aurons l'occasion d'en reparler, est un mélange de provençal maritime varois et de parler marseillais.
3- « estrangié du dehors » : ne soyez pas choqués, en provençal « estrangié » n'a pas du tout de connotation péjorative. Un « estrangié », c'est quelqu'un qui n'est pas du lieu ; celui qui vient d'une autre ville, pas forcément éloignée, est un « estrangié ». L'expression « estrangié du dehors » désigne quelqu'un qui n'est pas Provençal, qui ne vit pas en Provence ; mais ce n'est pas méchant même si on s'en amuse.
4- A vrai dire, quand j'allais dans le Nord* et que mes oncles me parlaient en picard, je faisais la même chose. (* le vrai, très au nord, pas seulement le nord tel qu'on le définit normalement en Provence : pour un Provençal de la côte, l'arrière-pays c'est déjà le nord, et le « grand nord » commence aux confins du Vaucluse ! )
5- Oui, ici on « monte » à Paris...
6- Le provençal considéré comme provençal littéraire, ou de référence, est depuis les Félibres le dialecte rhodanien. Mais on met aussi en avant aujourd'hui un provençal de référence issu du provençal historique avant l'assimilation française.
7- « lengo nostro » ( littéralement « notre langue » ) : expression traditionnellement utilisée de préférence à « prouvençau » pour désigner la langue.
8- Sans qu'on sache exactement ce qu'il peut rester de la langue que parlaient les Ligures avant la conquête romaine.
9- Sans doute déjà l'influence des Grecs, arrivés bien avant les Romains, puis plus tard les peuples germaniques du Haut Moyen Age ainsi que les Arabes ; et bien entendu aussi l'influence française.
10- Ce contre quoi les Provençaux s'insurgent et qui est loin de faire l'unanimité chez les linguistes.
11- Le Nissart de la région de Nice est en général considéré comme à part de ces dialectes provençaux, même si la parenté est évidente, tout comme avec des dialectes transalpins.
12- Au passage, plusieurs centaines de mots provençaux entrent en français. Vous verrez lorsque nous parlerons que parfois on a à ce sujet des surprises.
13- Même s'il faut reconnaître qu'un effort d'unité linguistique a pu être plus ou moins nécessaire, il faut avouer que les choses se sont souvent faites de façon assez brutale ; ici comme ailleurs, les anciens vous racontent encore les brimades subies à l'école s'ils avaient le malheur de parler "patois"... D'autres pays européens n'ayant pas connu une telle centralisation ont échappé à ce genre de phénomène.
Une plaque apposée sur la façade de l'Hôtel de Ville d'Ollioules porte une citation du Calendal de Frédéric Mistral ( voir la traduction en fin d'article ).
Traductions :
La citation de Mistral sur Toulon : " Tout à coup, dans l'accalmie, / Au loin, sur l'onde qui s'encaisse, / S'estompe, sourcilleux, le Caume de Faron : / Au pied, Toulon avec sa rade / Fortifiée terriblement / Avec sa flotte pavoisée, / Son arsenal de guerre, ses ateliers farouches / Où se construisent et se mâtent, / Se carènent et se lancent / Les grandes nefs du Roi... " (Calendal, Chant XII, traduction de Frédéric Mistral lui-même dans une édition du XIXe s.)
Transcription du texte extrait des délibérations du Conseil de Ville d'Ollioules (1580) : " Item que tal trezorier sera tengut a ses despens perilh et fortune portar largent que la vilo deura aux trezoriers dau rey et dau talhon per lous cartons et termes quilz seran degus. Sera aussi tengut pagar toutes charges et deutes degus per la villo suivant lous mandatz que ly seran fachs pourveu quel aye fondz per aquo fayre a pene de tous despans domaiges et interestz " ( transcription Kaaper ) Pas de traduction, il s'agit juste de montrer le mélange de français et de provençal - et dans ce texte le provençal domine, comme vous le constatez...
Sur la plaque de l'Hôtel de Ville d'Ollioules, on n'a reproduit que partiellement le premier vers, qui est en réalité : « D'Ouliéulo, de Siès-Four e d'Èbro ». Traduction : « D'Ollioules, de Six-Fours et d'Evenos / Les crêtes calcinées, abruptes, / Découvrent leurs escarpements d'azur... Salut aux vieux Ligures ! / Ces roches étaient leurs remparts, / Et de là-haut ils criaient : Hue ! / A quiconque subissait le bât » (Calendal, Chant XII, traduction de Frédéric Mistral lui-même dans une édition du XIXe s.)