Dans le précédent article, nous avions fait connaissance avec Jacques de Villamont et son ouvrage. Voici à présent les détails de ce voyage, et quelques extraits du récit. Il est très difficile de choisir ces derniers, tant le livre regorge de détails intéressants. Faute de gravures chez Villamont, il nous faudra illustrer le propos par des documents à peu près contemporains.
Le voyage et l'itinéraire pour se rendre en Egypte :
Il part d'un lieu non précisé de Bretagne en juin 1588 pour Paris , de là gagne l'Italie via la Bourgogne, où il embarque à Châlons en direction de Lyon ; il prend le temps de visiter Vienne, puis revient à Lyon pour aller à Turin via le Dauphiné et la Savoie. Il voyage alors longuement en Italie (Milan, Florence, Sienne, Rome, Naples) et s'embarque pour l'Orient à Venise. Il commencera son voyage en Orient par la Terre Sainte et gagne Jérusalem, comme tous les pélerins chrétiens, par le port de Jaffa. Il fait ensuite un crochet par la Syrie, où il visite entre autres Damas et reprend la mer à Tripoli. C'est enfin du 11 octobre 1589 au 22 mars 1590 qu'il voyage en Egypte.
Le séjour en Egypte :
Les dates ne sont pas toujours faciles à déterminer, car bien souvent il ne donne que de vagues indications de temps, ou pas d'informations du tout.
Embarquement à Tripoli de Syrie pour Damiette, via Chypre (10 septembre 1589), puis un court séjour à Chypre, à Limassol (après le 18 septembre 1589), et nouvel embarquement le 6 octobre pour Damiette.
Arrivée à Damiette le 11 octobre 1589, où il est logé chez le vice-consul de Venise.
Un peu plus tardive que le récit de Villamont, cette gravure d'une scène se déroulant en Egypte témoigne de la fascination des Européens pour les animaux exotiques... et qu'il y avait encore hippopotames et crocodiles dans le Nil à cette époque.
(Willem Van der Leeuw, La Chasse au crocodile et à l'hippopotame, eau forte d'après Rubens, entre 1625 et 1650)
Les hippopotames à Damiette :
« Aux environs de Damiette, dans le fleuve du Nil, se voyent les chevaux marins nager et se lever sur l'eau, tout ainsi que feroit un cheval d'Espagne en nageant, & quelquefois on les voit aller paistre en une isle qui en est tout joignant. C'est animal a la couleur quasi tannee, et ressemble presque du tout à un cheval d'Allemagne, fors le derriere qui retire fort à celuy du Buffle, sa grandeur est semblable à celle du Chameau, & son mufle à celuy d'un boeuf. Du reste il a la teste pareille à celle d'un cheval, son encouleure fort grosse, l'aureille petite, les nazeaux fort gros et ouverts, les pieds tres-grands & presque ronds, les yeux fort gros, et peu ou point de poil sur la peau, non plus que l'Elephant (...). »
(Livre III, chap. XI f° 265 verso et 266 recto)
Plutôt que de choisir l'évocation de la ville, je n'ai pas résisté à l'envie de vous livrer cette amusante description.
Navigation de Damiette au Caire sur le Nil, par les villes et villages de Serou, Rascallis, Cherbin, Baramon, Massoura, Menie Canibry, Massara, Sphayty, Caracanie, Bulgaité, Abessus, Soubra1. En chemin, il fait un récit enthousiaste des paysages aperçus.
On craint tellement une éventuelle attaque des Bédouins qu'on s'arme d'arquebuses, les armes les plus modernes de l'époque.
(Jacob de Gheyn, Soufflez la mèche, gravure, 1608)
Navigation de Damiette au Caire : les dangers du voyage
« Voulant partir de Damiette pour aller au grand Caire (...), je me mis en une Germe2 où plusieurs personnes de diverses nations estoient, partie desquels avoient des harquebuzes à meches pour empescher les Arrabes3 qui sont aux environs du Nil de nous voler, car sur toutes choses ils apprehendent la harquebuse, d'autant qu'ils ne sçavent que c'est, & qu'il n'est permis à aucun leur en vendre ou bailler. La nuit nous allumions nombre de meches pour leur faire paroistre qu'avions quantité d'harquebuses, de sorte qu'aucun n'osa nous aborder en tout nostre voyage. »
(Livre III, chap. XI f° 266 recto/verso)
Il reparlera de cette crainte des attaques des Bédouins lors de l'excursion à Saqqarah. On mesure là l'aventure que représente à cette époque un tel voyage...
Navigation de Damiette au Caire : la beauté du paysage
« Il y a fort grand plaisir de voguer sur ce fleuve, pour le grand nombre des villes & villages, jardins et vergers plantez de toutes sortes d'excellents arbres qui s'y voient en grande quantité, & sur tout des cannes de sucre, bleds, lins, ris, fruits & pasturages (...). »
(Livre III, chap. XI f° 266 verso / recto)
... qui est également un sujet d'émerveillement, comme on le voit ici.
Débarquement au port de Boulacq et séjour au Caire, où il est logé chez le consul français, M. Vente4. Parmi les lieux mentionnés et les visites : les bazars, le marché aux esclaves, la Citadelle et le Puits de Joseph, l'aqueduc, le nilomètre, les hôpitaux. Il donne une foule de détails sur la ville, qui semble l'avoir beaucoup impressionné.
Plan du Caire dressé en 1549 par Matteo Pagano à Venise, très représentatif de la curiosité que suscite alors l'Egypte et du caractère approximatif des informations.
Le Caire : une grande ville cosmopolite
« Le grand Caire de Babylone est une tresgrande & admirable cité, edifiee au coeur de l'Egypte en une plaine qui se confine à la montaigne de Mocatun (...) Les ruës y sont fort estroictes & les maisons fort hautes eslevees de deux à trois estages, afin d'empescher l'ardeur du Soleil d'offencer ceux qui se pourmenent par les ruës, estant tres-difficile d'y pouvoir passer sans estre poussé ou heurté de quelqu'un, tant ceste ville est habitee & peuplee de toutes les nations qui sont au monde, à cause du grand commerce qui s'y faict des Indes, & de toute l'Asie, Affrique & Europe. »
(Livre III, chap. XII, folio 268 recto)
L'entrée du maristan du complexe du sultan mamlûk Qala'un, le plus ancien du Caire fondé au XIIIe s.
Le Caire : les hôpitaux
« Il y a aussi grand nombre d'hospitaux, entre lesquels il y en a un fort magnifique qui vaut cent mille sultanins de rente5, dans lequel toutes sortes de personnes, de quelque nation qu'ils soient y sont reçeus, & traictez fort honorablement, & visitez des medecins jusqu'à ce qu'ils soient guaris, sans qu'il leur couste un aspre6 : mais advenant qu'ils y meurent, tout ce qu'ils y auront porté y demeure. »
(Livre III, chap. XII, folio 268 verso)
Les hôpitaux, ou maristan, sont un sujet d'admiration pour les Occidentaux depuis le Moyen Age.
Excursion à Gizeh, avec l'incontournable visite des Pyramides et du Sphinx. Villamont raconte de façon très pittoresque la visite de l'intérieur de la pyramide de Kheops. Quant au Sphinx, comme il est encore en grande partie ensablé, il pense comme ses contemporains qu'il s'agit d'un buste gigantesque.
Les pyramides de Gizeh sont alors telles qu'on ne les voit plus aujourd'hui, proches du Nil à la saison de la crue ; au moment où Villamont s'y rend, la décrue du fleuve n'est pas achevée.
Les Pyramides de Gizeh : l'un des grands moments du voyage
« Je voulus paistre ma veuë de la grandeur inestimable des pyramides d'Egypte (...). Ces trois pyramides superbes et magnifiques, sont presque joignant le fleuve du Nil, dans les deserts sablonneux, peu esloignees les unes des autres, & basties de tres-grosses & larges pierres de taille (...). »
(Livre III, chap. XIII, folio 274 verso)
Une vision quelque peu fantaisiste du site de Gizeh ; la pyramide de Kheops est identifiée par le fait qu'on y a représenté une porte, pour signifier qu'on visite l'intérieur.
(détail de la carte du Caire de Matteo Pagano ci-dessus, Venise, 1549)
Les Pyramides de Gizeh : les erreurs de certains auteurs
« J'ay leu quelques historiens qui en ont escrit, mais ils en traittent si legerement, que j'ay opinion qu'ils en parlent, comme un escolier des armes, suivant le commun adage, ne les ayant jamais veuës, ou bien les ayant veuës, se sont oubliez de descrire au vray leur grandeur admirable, laquelle se monstre si excessive, que veuës, & contemplees, ressemblent à des montagnes de demesuree hauteur. »
(Livre III, chap. XIII, folio 274 verso)
Excursion au jardin de Matalia (la fontaine, l'arbre à baume, le figuier de la Vierge). Mais il ne mentionne pas l'obélisque d'Héliopolis.
Excursion à Memphis et Saqqarah, ce qu'il appelle de façon éloquente « aller aux deserts pour voir les Mommies ».
Cette gravure quelque peu postérieure montre la fascination des Européens pour les momies ; on en fait venir à grands frais.
(Pietro della Valle, Découverte de momies à Sakkara, gravure sur cuivre, 1674)
Saqqarah : la fascination des momies
« La situation de ce lieu est aux grands deserts areneux & en pays monteux qui dure environ trois lieuës et demy sous terre, où sont une infinité de grottes taillees dans le roc. Ce sont sepulchres antiques, où les corps de plusieurs milliers d'hommes de la cité de Memphis ont esté mis, & où ils se sont conservez jusqu'à ce jourd'huy. Ceste grande ville en estoit peu esloignee, de l'orgueil et grandeur de laquelle n'apparoist que vestiges somptueux, toutesfois il y a encore forme de ville. »
(Livre III, chap. XIII, folio 278 recto)
Nouveau séjour au Caire jusqu'au 10 mars 1590, sur lequel il passe rapidement pour raconter son voyage vers Rosette.
Embarquement à Boulacq pour Rosette par le Nil, via Salomon, Pharson, Foua, Beherye7. Il ne séjourne qu'une nuit à Rosette, avant de rejoindre Alexandrie par voie de mer.
Séjour à Alexandrie, où il est logé chez Angelo Vente, le neveu du consul français du Caire. Parmi les lieux visités : les ports, Pharos, les citernes, les Aiguilles et la Colonne de Pompée, la cachette de st Athanase, le lieu des martyres de ste Catherine et de st Marc.
L'une des " Aiguilles ", que Villamont n'attribue pas encore à Cléopatre, et la Colonne dite de Pompée, à Alexandrie.
(gravure extraite de la Description de l'Egypte de l'abbé Le Mascrier, 1735)
Alexandrie : les Aiguilles
« Ces Obelisques ou aiguilles sont choses de tres grande admiration, car elles sont d'une seule piece massive, si grande, si grosse, si longue, & si bien polie & engravee, que l'homme demeure esmerveillé voyant une telle oeuvre au monde, & comme on l'a peu eslever & tailler ainsi d'une seule piece de marbre. J'ay opinion que celles qui sont à Rome y ont esté conduites de l'Egypte, pour ce qu'il ne se peut trouver rocher Thebaicque si commode pour cest effect, comme il se faict en Egypte, mesmes que les caracteres & figures qui sont engravez à celles de sainct Jean de Latran, de Nostre Dame du Populo, & de saincte Marie Maior à Rome, sont semblables à ceux de celle-cy. »
(Livre III, chap. XVI, folio 292 recto/verso)
En raison de troubles, il ne trouve à Alexandrie qu'un bateau vénitien pour rentrer en Europe ; il transitera donc par Venise alors qu'il aurait visiblement préféré un trajet plus direct, par les côtes d'Afrique du Nord et sans doute Marseille.
Il embarque à Alexandrie le 22 mars 1590 en direction de Venise, où il parvient le 7 juillet 1590.
De retour en Europe, il prend son temps pour revenir en Bretagne, visitant au passage Mantoue, Crémone et Pavie, le Piémont, avant de se mettre en route pour la France par les Etats de Savoie. Il est enfin de retour en Bretagne en septembre 1591.
Les Voyages du seigneur de Villamont, Chevalier de l'Ordre de Hierusalem, Gentilhomme du pays de Bretaigne, éditeurs Claude de Montroeil et Jean Richer, Paris, 1595.
Six chapitres du Livre III sont consacrés au séjour en Egypte :
Chap. 11 : La situation de la cité de Damiette en Egypte. Les descriptions des chevaux marins, de l'arbre de Paradis, & de plusieurs choses qui sont sur le Nil, mesme de la description du grand Caire de Babylone.
Chap. 12 : Description du chasteau du grand Caire, des nations estrangeres qui y demeurent. Du croissement et du decroissement du fleuve du Nil. Des Cocodrilles, & de la fertilité d'Egypte, & des nations qui y demeurent.
Chap. 13 : Ample description des admirables Piramides d'Egypte, du grand Colosse ou Idolle, & des Mommies qui sont és deserts areneux, avec la description du lieu où croist le vray baume ; & des grandes garnisons qui sont audit Egypte.
Chap. 14 : Valeur des monnoyes d'Egypte, & comme les Turcs & Turques s'habillent ; comme les Turcs font l'amour, & autres coustumes tresbelles.
Chap. 15 : Diverses coustumes des Turcs en leur boire, manger, dormir, vuider leurs differents, & autres choses tresbelles à voir.
Chap. 16 : Ample description d'Alexandrie en Egypte, & de ses Aiguilles admirables ; Ensemble les descriptions de la Giraffe, de l'Elephant, du Chameau, & de plusieurs choses advenües sur mer.
Notes :
1- Je n'ai pas encore identifié avec certitude la plupart de ces noms de lieux situés entre les grandes villes ; des compléments seront donc donnés plus tard sous forme de liens vers le vocabulaire des voyages.
2- Germe : nom donné par les voyageurs européens d'autrefois à un type de bateau appelé en arabe "marakib", bâtiment à voiles latines pourvu de 2 ou 3 mâts, qui assurait le transport à Rosette ou Damiette.
3- Villamont parle ici des Bédouins ; aujourd'hui encore, le terme d'Arabes est souvent associé aux Bédouins en Egypte. Villamont distingue dans la population égyptienne, sans qu'il soit toujours évident de comprendre ces distinctions : les Turcs (l'Egypte est alors ottomane), les Mores blancs et les Mores noirs, les Arabes, les Barbaresques, les Sarrazins, les Egyptiens...
4- Nicolas de Vento, seigneur de la Baume et des Pennes, consul de France de 1581 à 1607. C'était un gentilhomme provençal de Marseille. En principe nommé à Alexandrie, il s'est installé au Caire comme la plupart des Marseillais, la ville étant devenu le grand centre des échanges commerciaux en Egypte.
5- Ce qui équivaut, précise-t-il en marge, à 125 000 écus, une somme considérable pour l'époque.
6- Nom donné par les Européens à une petite monnaie turque d'argent, sans doute l'akçé.
7- Voir note 1 ci-dessus.