Je vous l'avais promis depuis longtemps, nous allons aujourd'hui rencontrer une femme qui a laissé le récit de son voyage en Egypte au milieu du XIXe s. Car parmi les visiteurs ayant publié un ouvrage sur leur séjour sur les rives du Nil, il y aussi des femmes, et pas toujours accompagnées de leur époux. Moins connus, ces récits ont l'intérêt d'offrir un autre regard. La première de ces femmes que nous rencontrerons est Louise Colet, avec ses Pays Lumineux - Voyage en Orient ( éd. E. Dentu, Paris, 1879 ) 1.
Portrait de Louise Colet en 1844, au moment où elle se sépare de son mari et juste avant qu'elle ne rencontre Gustave Flaubert.
Louise Revoil (1810-1876) est une femme de lettres née à Aix-en-Provence. Descendante par sa mère d'une famille de Conseillers au Parlement de Provence et soeur du peintre Pierre Revoil, elle est déjà connue à Aix comme poétesse et femme de lettres. Mais elle voit plus grand, et elle épouse en 1834 le musicien Hippolyte Colet (1808-1851), professeur au Conservatoire de Paris, afin de gagner la capitale. Là, elle publiera un certain nombre d'oeuvres et recevra plusieurs prix de l'Académie française2. Son mariage ne sera pas heureux ; dès 1838, les Colet se séparent de biens, puis se séparent de fait en 1843. Elle anime rue de Sèvres un salon littéraire très en vogue et fréquente les artistes et écrivains de son temps, parmi lesquels certains seront ses amants comme Victor Hugo, Gustave Flaubert3 , Alfred de Vigny ou encore Alfred de Musset. Veuve en 1851, elle veut vivre de sa plume. Louise est une femme libre au caractère bien trempé, assez intransigeante sur ses convictions féministes et révolutionnaires ; ce qui ne l'empêche pas, comme cela transparaît dans son récit, d'apprécier parfois les mondanités. Elle veut être reconnue en tant que femme et en tant qu'auteur, même si à vrai dire son oeuvre est de qualité assez médiocre. Aujourd'hui, elle reste surtout connue pour sa liaison houleuse avec Gustave Flaubert, qui lui a adressé une extraordinaire correspondance.
Louise Colet séjourne quatre mois en Egypte d'octobre 1869 à janvier 1870. Comme elle l'explique dans la préface de son ouvrage, elle est invitée grâce à son ami Louis Alloury4 à s'y rendre pour assister aux fêtes d'inauguration du canal de Suez. Elle fait office de correspondante pour le journal le « Siècle », auquel elle n'enverra en fait que deux missives sous le pseudonyme masculin arabe Mohammed El Akmar. Elle va en profiter pour parcourir pendant 6 mois l'Egypte, l'Italie du Sud, la Grèce et la Turquie. C'est le 7 octobre 1869 qu'elle quitte Paris pour gagner Marseille par le train. Là, elle embarque au port de la Joliette, le 9 octobre, à bord du paquebot à vapeur des Messageries Impériales, le " Moeris ", à destination de l'Egypte ; à bord, de nombreux voyageurs célèbres, « des artistes, des littérateurs, des savants et quelques hommes du monde » comme elle l'écrit dans son récit, font eux aussi le déplacement pour l'inauguration du canal. Son récit de la traversée, émaillé d'anecdotes croustillantes, nous laisse aussi entrevoir ce qu'était à l'époque un voyage par mer vers Alexandrie.
Portrait de Louise Colet en 1869, au moment où elle se rend en Egypte. La Muse a vieilli et vu certains lui tourner le dos, mais elle n'a rien perdu de sa verve.
Ils arrivent à Alexandrie le vendredi 15 octobre 1869 et sont accueillis par Ferdinand de Lesseps en personne. Louise est immédiatement sous le charme de l'Egypte, qu'elle voit d'abord à travers ses références à l'Antiquité classique. Le paysage, d'emblée, la fascine et elle reviendra d'ailleurs souvent au cours de son récit sur la lumière et les couchers de soleil. Elle est logée, après quelques péripéties, à l'Hôtel de l'Europe, sur la place des Consuls, selon elle « la plus belle d'Alexandrie ». Un Italien, Tonino Salomone Bey, officier de cérémonie du Khédive, est chargé d'accueillir les voyageurs, tous considérés comme les invités du Khédive, et d'organiser leur escorte vers Le Caire et la Haute-Egypte. Elle décide de ne partir pour Le Caire que le 17 octobre, afin d'avoir le temps de visiter un peu Alexandrie. Le 17 octobre, elle prend enfin le train pour Le Caire. Logée au premier étage de l'Hôtel-Royal, place de l'Esbekieh, elle observe la capitale égyptienne et livre ses premières impressions. Les officiers du Khédive mettent à sa disposition une voiture, des saïs et un drogman5 , de 6h00 du matin à minuit, ce qui lui permet de se promener dans la capitale égyptienne. Déçue par la réception à la française du Khédive, elle se prend à rêver d'une soirée orientale. Le Khédive offre à ses invités, répartis sur une flottille de quatre vapeurs et trois dahabieh, une croisière sur le Nil vers la Haute-Egypte, pour laquelle on remet à chacun un itinéraire avec le programme du voyage. On va de déception en déception : en raison de l'importance de la crue, de nombreuses visites seront annulées. Le voyage à bord du vapeur " Le Gyzeh " est éprouvant, donnant lieu à des récits assez cocasses qui permettent d'imaginer ce qu'est à l'époque une croisière sur le Nil. En Haute-Egypte, Louise a du mal à supporter le climat et sa santé s'affaiblit ; mais elle ne renonce pas, contrairement à certains de ses compagnons masculins qui préfèrent rebrousser chemin vers Le Caire. C'est à Assyout que Louise voit pour la première fois des « almées », celles dont elle avait été si jalouse quand Flaubert avait voyagé en Egypte en 18496, et à Qeneh qu'elle entre pour la première fois, privilège de voyageuse, dans un harem, certes modeste, chez le consul arabe. Le récit se termine de façon un peu abrupte à Assouan, où elle évoque la ville et l'île Eléphantine. Manquent le voyage de retour vers Le Caire, le second séjour dans la capitale et les fêtes de l'inauguration du Canal, qui auront lieu le 17 novembre 1869. On sait que durant son second séjour au Caire, elle sympathisera avec deux princesses de la famille du Khédive, qui lui permettront d'entrer dans le secret des harems de la haute société égyptienne.
Louise Colet caricaturée pour son féminisme par Edw. Ancourt dans " Le Bouffon " du 23 février 1868.
Elle rédige son récit de voyage en octobre 1873, à partir des notes prises sur place et de ses souvenirs. Louise Colet a un regard original sur l'Egypte. Parce qu'elle est une femme sans doute, et une femme qui n'a ni froid aux yeux, ni sa plume dans sa poche, si on peut dire. Et aussi sans doute en raison de ses vigoureuses opinions. Certes, elle n'est pas toujours exempte de préjugés7 ou de visions déformées par l'orientalisme, mais néanmoins son témoignage est d'autant plus intéressant qu'elle adopte un point de vue qui n'est pas celui qu'on rencontre chez la plupart des voyageurs de son temps. Comme cela apparaît dans son ouvrage, elle a lu les récits d'autres voyageurs avant de se rendre en Egypte, puisqu'elle cite Volney, Norden, Pococke, Niebuhr, Savary, Châteaubriand. Dès le début de son voyage, elle se montre très sensible aux conditions de vie de la population et aux fellah8, n'hésitant pas à dénoncer ce qui la choque9 ; évidemment, elle s'intéresse aussi au sort des femmes, avec lesquelles elle n'est cependant pas toujours tendre. Elle apprécie l'architecture arabe, qu'elle préfère aux bâtiments à la française du Caire moderne. Si elle évoque les monuments les plus marquants, elle ne se hasarde pas dans de grandes descriptions, précisant qu'elle n'en a pas la prétention puisqu'elle n'est pas une spécialiste ; elle semble d'ailleurs peu goûter les ruines antiques et ne descendra pas à terre pour visiter les temples d'Edfou et Kom Ombo. Par contre, elle aime flâner seule, en compagnie de son drogman, dans les ruelles et les souq des endroits où les navires font étape ; occasion pour elle de voir une autre Egypte.
Gustave Flauvert, qui fut sans doute son grand amour et laissa des blessures durables qui apparaissent dans son récit de voyage : 20 ans après, son voyage en Egypte sonne un peu comme une revanche.
Durant son voyage, Louise adresse à sa fille10 deux belles lettres que nous citerons en intégralité dans de prochains articles, car elles sont un intéressant témoignage. Enfin, un aspect certes secondaire mais succulent de cet ouvrage que nous citerons aussi est son règlement de comptes avec Flaubert, qu'elle évoque non sans émotion au cours d'un cauchemar lors de sa première nuit à bord du " Gyzeh " 11. Je vous en recommande la lecture, ce cher Flaubert en prend pour son grade. Dans le prochain article, nous découvrirons plus en détails le périple de Louise Colet en Egypte, et surtout un choix d'extraits de son livre.
Les Pays Lumineux : à gauche l'édition de 1879 ; à droite, la réédition aux éditions Cosmopole, avec en couverture l'une de ces fameuses " almées " qui ont tant attisé la jalousie de Louise.
Notes :
1- Ce livre a été réédité récemment sous le titre Les Pays Lumineux - Voyage d'une femme de lettres en Haute Egypte, éd. Cosmopole, Paris, 2005 rééd. 2009. Vous pourrez également consulter l'édition de 1879 sur le site Gallica de la BN.
2- Les mauvaises langues diront qu'elle n'a obtenu ces prix que grâce à ses appuis dans les milieux littéraires, non pour la qualité de ses écrits...
3- Une liaison passionnée et orageuse entrecoupée de ruptures, de 1846 à 1855, qui la marquera beaucoup. On pense qu'elle fait partie de celles qui ont inspiré à Flaubert son personnage de Mme Bovary.
4- Rédacteur du " Journal des Débuts " et un des administrateurs de la Compagnie de l'isthme de Suez.
5- Le sien s'appelle " Ali Morguaoin ", précise-t-elle.
6- Cette rancune apparaît dans les quelques pages qu'elle consacre au souvenir de Flaubert, comme dans cet extrait : " Hier, parmi les motifs qui m'ont déterminée à cette excursion dans la haute Egypte, j'ai pensé tout à coup qu'il serait curieux d'y retrouver à l'état de momie vivante une de ces séduisantes almées qui lui servirent à déchirer et à révolter mon coeur dans ses récits de voyage. " ( p. 207 ).
7- Par exemple en matière de religion, athée farouche qu'elle est, ou dans sa perception de la société égyptienne comme " barbare ".
8- Elle précise en note : « on désigne sous le nom de fellahs les paysans qui cultivent la terre et les hommes de peine qui exercent des métiers serviles. » ( pp. 86-87 )
9- Par exemple quand elle raconte qu'on a fait distribuer des vêtements aux pauvres du Caire avant l'arrivée de l'impératrice Eugénie pour lui cacher la misère, ou ordonné aux policiers égyptiens d'être discrets pour administrer le courbache durant le séjour des officiels étrangers. Ou encore quand elle réprimande son drogman chrétien qui maltraite les autres Egyptiens.
10- Henriette, née en 1840, que ni son mari Hippolyte Colet, ni son amant d'alors Victor Cousin n'accepteront de reconnaître.
11- pages 204-206 et 207-210.