Ce lundi, qui suit la Pâque copte, est en Egypte le jour de la fête de Shamm en-neseem1 (en arabe شَمّ ألنسيم ). C'est un jour férié pour tous les Egyptiens, chrétiens comme musulmans ; la fête est mobile, puisqu'elle suit immédiatement la Pâque copte, qui l'est elle aussi. Le verbe arabe shamma signifie « sentir », et en-neseem signifie « la brise ». Cette fête traditionnelle remonterait à l'Antiquité égyptienne et est liée aux anciennes fêtes du printemps ; la christianisation a rattaché la célébration de la fertilité aux fêtes de la Pâque.
La saison de Shemu était pour les anciens Egyptiens celle des récoltes et était donc l'occasion de fêtes de la fertilité ; le nom de la fête actuelle viendrait de celui de cette antique saison. (Temple de Deir el-Bahari, et en haut les hiéroglyphes de Shemu).
A l'occasion de Shamm en-neseem, les familles égyptiennes ont pour habitude, en particulier au Caire et à Alexandrie, d'aller pique-niquer et se promener dans les espaces verts de la ville ; ou à la campagne sur les rives du Nil. Un certain nombre d'aliments spécifiques sont préparés pour ce repas, à chacun étant attachée une valeur symbolique, dont l'essentiel viendrait de l'Egypte antique :
- le fiseekh2 ( en arabe فسيخ ), du poisson fermenté et salé ; le poisson séché était synonyme d'abondance et de fertilité, et les poissons font partie des offrandes rituelles que l'on voit représentées ;
- de jeunes oignons ; l'oignon, aliment courant dans l'Egypte antique, était déjà associé aux festivités du printemps et faisait partie des offrandes faites aux dieux, plus particulièrement à Amon-Min ; selon les Egyptiens d'aujourd'hui il éloigne le mal ;
- des graines de lupin ( en arabe تِرمِس , termis ), déjà consommés dans l'Egypte antique, qui font partie des aliments particulièrement appréciés non seulement au Mashreq, mais plus généralement sur tout le pourtour méditerranéen ; leur forme peut évoquer la prospérité ;
- et de la laitue3 ( en arabe خَسّ , khass ) ; elle était offerte aux divinités et était associée à Amon-Min ; elle serait un symbole de bon augure de la nature renaissante à l'occasion du printemps. Sur cette illustration, vous voyez des représentations de laitues trouvées lors des fouilles de Deir el-Medineh.
Scènes d'offrandes de laitues au dieu Amon-Min, sur lesquelles on reconnaît la variété "romaine".
Selon certains, ces traditions seraient à rapprocher d'une ancienne fête qui avait lieu dans l'Antiquité au moment du début de la saison de Shemu4, qui était celle des récoltes. Il s'agissait donc de célébrations de fertilité agraire liées à l'équinoxe de printemps5, symboliquement associée à la création du monde. Une fête antique qui remonterait aussi loin que l'Ancien Empire. Plutarque, à l'époque romaine, mentionne qu'à cette occasion les Egyptiens offraient aux dieux du poisson salé, des oignons et de la laitue.
Une fête qui, par-delà les millénaires, aurait traversé toutes les vicissitudes de l'histoire. Qui, au-delà des différences religieuses, réunit tout un peuple dans la célébration d'un patrimoine commun. Avouons que, dans une période houleuse comme celle que nous vivons, c'est également un beau symbole, vous ne trouvez pas ?
Notes :
1- Transcrit souvent sham el-nessim, ou encore sham el-nisseem, sham el-niseem... La transcription adoptée dans l'article est celle qui correspond à la translittération de l'arabe égyptien.
2- Nom arabe d'une variété de mulet ( Mugil Cephalus ), le mulet à tête plate ou mulet gris ; mais les Egyptiens utilisent aussi de l'anchois, de la sardine ou du maquereau.
3- La variété de laitue cultivée et consommée au Mashreq est celle que nous appelons la « romaine » ( lactuca sativa longifolia ), aux feuilles allongées, déjà représentée sur les reliefs antiques.
4- Pour certains, c'est le nom « Shemu » de la saison égyptienne qui, par l'intermédiaire du copte, serait à l'origine du nom de la fête par rapprochement avec le verbe arabe « shamma ».
5- Lors de la christianisation, l'idée de renaissance a été associée à la Résurrection et donc la date déplacée vers celle des fêtes de Pâque.
Liens :
Vous trouverez sur le net de nombreuses photos de cette fête, je vous laisse le soin de vous promener. Néanmoins, je vous conseillerai quelques références :
- un article de Heba Fatteen Bizzari sur Touregypt (angl.)
- un article consacrée à cette fête sur le blog de mon amie Anne-Marie, qui vit en Egypte (fr.).
- parmi les voyageurs qui ont parlé de cette fête, vous en trouverez en particulier mention chez le Britannique que nous avions déjà rencontré au sujet des Ghawazy : Edward William Lane, Manners and Customs of the Modern Egyptians (1834)