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21 septembre 2009 1 21 /09 /septembre /2009 17:00


" En route ! maintenant, lecteurs, suivez-moi comme des compagnons bienveillants, et puissent mes récits vous distraire des soucis que tout homme porte en soi. En les écrivant, je cherche moi-même l'oubli.1" ( Avant-propos de Louise Colet, p. 3 )

Le ton est donné, son livre n'a pas la prétention d'être un ouvrage savant, elle veut y mêler anecdotes et impressions, partager ce qu'elle a vu et ressenti lors de ce voyage ; et on y trouve aussi résumée toute la personnalité de Louise : à la fois forte et sensible. Il n'était absolument pas facile de faire un choix parmi les nombreux extraits délicieux de son ouvrage. J'ai pris le parti de mettre plutôt l'accent sur ce qui fait l'originalité du récit de Louise Colet - les sensations, les émotions, l'intérêt pour le peuple égyptien, les anecdotes de voyage - , laissant de ce fait généralement de côté les descriptions de monuments2. Et puisque le point de vue de cette voyageuse est original et qu'il serait dommage de renoncer à certains passages, j'ai décidé de répartir ces extraits sur trois articles en fonction des grandes étapes du voyage : la traversée et Alexandrie ( l'article d'aujourd'hui ), Le Caire, la croisière en Haute-Egypte.


Carte montrant le périple effectué en Egypte par Louise Colet ; nous n'avons malheureusement pas de détails sur la suite du voyage après Assouan.


Comme nous l'avons vu dans le précédent
article, c'est en 1873 que Louise Colet rédige ses Pays Lumineux. Trois années se sont écoulées, mais ce récit de voyage ne perd rien de sa spontanéité car, en dehors de ses souvenirs, elle s'appuie sur les nombreuses notes prises durant son séjour. Vous vous en souvenez, elle était partie en tant que correspondante pour le journal " Le Siècle " afin de faire le récit des festivités liées à l'inauguration du Canal de Suez ; mais elle y mettra peu d'enthousiasme et préfèrera noter ses impressions et les péripéties vécues.  L'ouvrage sera publié à titre posthume, puisque Louise meurt en 1876, mais des extraits en étaient déjà parus dans la presse.


Le voyage commence le 7 octobre 1869 à Paris, à la gare de Lyon, où Louise prend place à bord du train pour Marseille. Nous avons déjà eu l'occasion de le voir, Marseille était depuis longtemps déjà le point de départ de nombreux voyageurs pour Alexandrie, à cette époque à travers les paquebots des Messageries Impériales. La traversée dure moins d'une semaine, du 9 au 15 octobre, d'abord en longeant les côtes de la Corse, de la Sardaigne et de l'Italie ; à partir de Messine, on voyage en pleine mer. Elle nous laisse une description du paquebot sur lequel elle effectue la traversée, le " Moeris " 3 :



Le " Moeris ", le paquebot sur lequel Louise a voyagé  de Marseille à Alexandrie ; il est ici dans le port d'Alger, donc après 1873 ( photographie, entre 1873 et 1890, coll. part. ).


" Le Moeris était un des plus vastes paquebots des Messageries Impériales. Les soins de propreté et de confort qu'on trouvait à son bord redoublèrent à l'occasion des fêtes auxquelles nous allions assister. (...) Trois rangs de tables, somptueusement servies, se déployaient dans toute la longueur de l'immense salon de ce beau navire. La lumière des girandoles reflétée par les glaces des parois faisait scintiller les cristaux et l'argenterie. Les parfums de fleurs et des fruits groupés dans les surtouts se mêlaient à l'odeur appétissante des mets les plus rares. Le meilleur des restaurants parisiens n'aurait pu offrir un dîner plus exquis à une réunion de gourmets. Nous étions là cent cinquante convives, les Français en majorité, puis des Allemands, des Espagnols, des Portugais, des Hollandais, des Belges, des Norwégiens, etc. Je fus placée entre M. Charles de Lesseps4 et le capitaine du Moeris. " ( Chap. I pp. 22-23 )




Arrivée le 15 octobre 1869 au matin. Installation mouvementée à l'Hôtel de l'Europe. Visites aux Aiguilles de Cléopâtre, à la Colonne de Pompée, au Canal de Mahmoudieh et aux jardins du Khédive. Départ pour Le Caire le 17 octobre.


La place des Consuls à Alexandrie, sur laquelle se trouvait l'hôtel dans lequel Louise fut logée lors de son séjour alexandrin ; elle était considérée comme la plus belle place de la ville ( carte postale colorisée et ornée, datée 1907, coll. Kaaper ).


Le séjour à Alexandrie sera relativement bref, du 15 au 17 octobre ; encore Louise, ne faisant pas partie des personnalités les plus importantes, aura-t-elle la chance de disposer d'un jour de plus pour ses visites. Dès l'arrivée, elle est sous le charme de la ville et deux choses la marquent : la lumière si particulière qui la fascine5 et ses références aux grandes figures de l'Antiquité classique gréco-romaine, César, Pompée, Antoine,  et Cléopâtre, bien sûr, à laquelle son féminisme ne peut qu'être sensible6 ... Puis elle découvre la ville dans sa réalité actuelle, prend le temps de l'observer au cours de ses promenades : elle commence à s'ouvrir à l'Egypte contemporaine, au sort du peuple égyptien7.


A six heures tous les passagers sont sur pied et se pressent sur le pont. Le rivage plan de l'Egypte nous apparaît. Bientôt un minaret8, pointant dans l'azur d'un ciel de flamme, nous signale la rade d'Alexandrie, qui fut dans l'antiquité une des plus célèbres et des plus magnifiques du monde. Les navires de toutes les nations y affluent en ce moment et semblent ranimer sa splendeur évanouie. "  ( Chap. I pp. 53-54 )


Le fort de Qayit Bey, site de l'ancien Phare d'Alexandrie, à l'entrée du port ( carte postale du début du XXe s., éd. Levy & Cie à Alexandrie, coll. Kaaper ).


"  
(...) je ne détache plus mes regards de cette rade mémorable d'Alexandrie. Les bords qui enserrent son vaste bassin se dessinent autour de nous à mesure que nous approchons. La lumière du ciel africain fait saillir tous les objets avec un relief inouï sous un ciel d'un bleu incandescent où flottent, çà et là, quelques nuées roses, d'un rose tendre de camélia. Je n'ai vu qu'en Egypte ces effets de lumière qui surpassent en vigueur et en beauté ceux de l'Italie et de la Grèce. On dirait que le sang circule dans ces nuées comme sous la peau veloutée d'un visage de vingt ans. Il y a entre l'homme et cette atmosphère ardente et émue une communication magnétique qu'on ne saurait nier. (...) Les générations se sont complu à donner un de ces grands noms romains à chaque débris de monuments antiques.
Pompée ! César ! Antoine ! ces figures colossales qui ont dominé le monde se dressent au-dessus des plus hauts monolithes. Leurs fantômes errent encore sur cette terre d'Egypte. Plutarque les ranime pour nous. Plutarque nous fait revoir Cléopâtre vivante, vertigineuse beauté, intelligence grecque, sirène et muse, reine et courtisane (...). Ce spectre impérieux de toutes les charnelles passions humaines flotte au travers de la lumière embrasée et ambiante. (...) Ainsi j'évoquai en face de l'Alexandrie moderne les grandeurs de l'Alexandrie antique.
"  ( Chap. I pp. 55-57 )


Le port d'Alexandrie au début du XXe s. ( carte postale colorisée, éd. The Cairo Post-Card Trust, coll. Kaaper ).

Tous les idiomes se heurtent dans l'air, toutes les nationalités se croisent dans Alexandrie. Sa population cosmopolite est de deux cent cinquante mille âmes. Les Italiens, les Grecs, les Arméniens y sont en majorité 9 ; ils sont à la tête du grand et du menu commerce, de la direction et du service des hôtels défrayés par eux. " ( Chap. II pp. 59-60 )

Comparant les étrangers installés à Alexandrie à ceux du Caire, elle fait cette remarque surprenante pour son époque : " (...) au Caire les maîtres d'hôtel, exploiteurs cyniques, n'eurent qu'un but, s'enrichir à nos dépens et escamoter la générosité du souverain10 transformée par eux en lésine apparente. Français, Grecs et Italiens, ces exploiteurs étaient la lie et l'écume de leur nation qui les avait tous chassés pour quelque méfait ; insolents et ridicules dans leurs habits étriqués et se targuant du titre de chrétiens, quand je les voyais rire en face des pauvres fellahs auxquels, pour le plus léger délit, ils infligeaient la courbache11, je pensais et je disais parfois tout haut que cette correction brutale eût été plus justement appliquée sur l'échine de ces Européens avilis par tous les vices. " ( Chap. II p. 66 )


La mosquée Abû l-Abbas el-Mursi, l'une des plus importantes de la ville, dont Louise aperçoit le minaret lorsque le paquebot arrive en vue d'Alexandrie ; elle croit que la mosquée est en cours de construction, alors qu'il s'agit d'une restauration certes importante ( carte postale colorisée, datée 1906, éd. Lichtenstern & Harari au Caire, coll. Kaaper) .

" Au moment où je sors des jardins12, le chef des jardiniers me présente une branche chargée d'exquises mandarines en me demandant le batchiche 13 (pourboire) sacramentel. Pour la première fois j'entends retentir ce mot attristant et honteux : attristant dans la bouche du pauvre fellah, qui le murmure à la dérobée comme un cri de sa misère aux abois, honteux dans celle des fonctionnaires qui depuis les plus élevés jusqu'aux plus humbles prélèvent, sous toutes les formes, la dîme des batchiches. C'est la buona mano des Italiens, ce sont nos pots-de-vin, plus âpres en Egypte et plus éhontés, servilement et tyranniquement prélevés en toute occasion.
Je donne de tout coeur, ce jour-là, mon premier batchiche, regrettant de ne pouvoir le multiplier en pluie d'or sur les malheureux fellahs dont déjà la lamentable détresse assombrit pour moi cette nature splendide.
" ( Chap. II pp. 69-70 )14



Le Canal de Mahmoudieh à Alexandrie ; on y trouvait les maisons de campagne des notables de la ville, ainsi que les jardins du Khédive où Louise situe l'anecdote du bakhshish ( carte postale du début du XXe s., éd. L.C., coll. Kaaper ).


Notes :

1- Allusion peut-être à la nostalgie de sa liaison avec Flaubert. En tout cas, à la fin de sa vie, Louise Colet est relativement seule, beaucoup de monde ayant tourné le dos à l'ancienne " Muse ".
2- Il me semble d'ailleurs plus intéressant de prévoir des articles confrontant les points de vue de différents voyageurs, à différentes époques, sur un monument.
3- " Le Moeris " a été lancé à La Ciotat en 1863 pour assurer les liaisons avec l'Egypte ; en 1869, il est modifié et allongé de 10m afin de transporter les invités du Khédive pour l'inauguration du canal de Suez. Il desservira exclusivement l'Egypte jusqu'en 1873, puis alternera ensuite avec des traversées pour Alger. Il sera démantelé en 1890. ( in
l'Encyclopédie des Messageries Maritimes , site très intéressant sur les paquebots de cette compagnie).
4- Charles de Lesseps et son frère Victor faisaient la traversée pour rejoindre leur père Ferdinand en Egypte.
5- Elle revient souvent sur le sujet au cours de son récit, et tous ceux qui sont allés en Egypte savent qu'effectivement la lumière y est très particulière. D'où le titre de son livre.
6- Elle mentionne également dans le même ordre d'idées Hypathie, fille de Théon, mathématicienne et philosophe alexandrine des IVe-Ve s. , reconnue pour son savoir, et qui, étant païenne, fut massacrée par les chrétiens en 415 car ils l'accusaient d'encourager les persécutions à leur encontre.
7- C'est une des originalités de l'approche de Louise Colet, qui tranche souvent sur la vision courante à son époque, laquelle est souvent teintée d'un racisme qui choque parfois le lecteur d'aujourd'hui.
8- Elle dit plus loin qu'il s'agit du minaret d'une mosquée en construction : il s'agit, d'après l'emplacement qu'elle mentionne, de la mosquée Abû l-Abbas el-Mursi, qui était alors en totale restauration.
9- Alexandrie a toujours été en Egypte une ville un peu à part, cosmopolite depuis l'Antiquité. Les Italiens étaient solidement implantés à Alexandrie depuis le Moyen Age et furent parmi les premiers à y disposer d'un comptoir commercial. Fondée par les Grecs, Alexandrie a toujours compté une importante communauté grecque, même après l'invasion arabe ; au XIXe s., de nombreux Grecs sont venus chercher fortune dans cette ville. Enfin, les Arméniens, déjà présents à l'époque mamlûk, étaient nombreux à l'époque ottomane, car ils étaient souvent employés dans l'administration.
10- Louise Colet mentionne un peu plus haut que le Khedive a alloué une somme journalière  de 70 francs pour la nourriture et le logement de chaque invité, ce qui est confortable à l'époque !
11- Fouet formé de plusieurs lanières de cuir tressées.
12- Les jardins du Khédive sur les bords du canal de Mahmoudieh.
13-Il est fréquent que Louise orthographie mal les termes arabes, langue qu'elle ne pratique pas. Il s'agit bien entendu de l'incontournable bakhshish.
14- Cette remarque faite il y a presque 150 ans est toujours d'actualité et cela surprend toujours le voyageur ou l'étranger arrivant en Egypte.

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commentaires

R
<br /> Bonjour et bonne journée ensoleillée à toi Kaaper!<br /> Depuis lundi avant midi je suis à nouveau grand mère d'un petit Benoît!<br /> Tu connaîs bien l'Alsace? à bientôt gros bisous Ramabro<br /> <br /> <br />
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R
<br /> Bonsoir et bonne soirée à toi Kaaper! Ici il fait moins chaud mais là aussi nous n'allons pas nous pleindre car il faut de l'eau pour la terre qui est très sèche ! Nous n'aurons même pas de<br /> vendanges tardives en alsace tellement il a fait chaud et sec, manque d'eau pour les raisins! à bientôt gros bisous Ramabro<br /> <br /> <br />
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K
<br /> Bonjour, Ramabro !<br /> Quelle belle région que l'Alsace, j'ignorais que tu y vivais (cela explique le poële de faïence, je me disais bien qu'il me rappelait ceux vus dans des maisons d'amis alsaciens ;) ).<br /> Bonne journée, et à bientôt<br /> Gros bisous,<br /> Kaaper <br /> <br /> <br />
R
<br /> Bonsoir Kaaper! Il fait toujours encore bien chaud ici , mais plus de canicule non plus! à bientôt bisous Ramabro<br /> <br /> <br />
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K
<br /> Bonsoir ;)<br /> Il s'est remis à faire chaud ici, mais nous n'allons pas nous plaindre : un mois d'octobre enseoleillé, c'est quand même parfait, n'est-ce pas ?<br /> Gros bisous,<br /> Kaaper<br /> <br /> <br />
R
<br /> Bonjour et bonne journée à toi Kaaper! J'espère que tu vas bien ? Ici beau soleil comme en Egypte! à bientôt bisous Ramabro<br /> <br /> <br />
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K
<br /> Bonsoir, Ramabro !<br /> Tout va bien, je te remercie ; j'espère que toi aussi ;)<br /> Nous aussi du beau soleil, après les terribles orages (décalés d'un mois, ce sont les orages que nous avions auparavant après le 15 août), mais plus de canicule.<br /> Gros bisous, et à très bientôt,<br /> Kaaper<br /> <br /> <br />
T
"il y a entre l'homme et cette atmosphère ardente et émue une communication magnétique qu'on ne saurait nier...." c'est exactement ce que j'ai ressenti lors de mon premier voyage en Egypte ! Je trouve cette Louise généreuse et j'ai grand plaisir à lire ses écrits ! merci Kaaper, je ne raterai pas la suite ! bonne journée; Tifet
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K
<br /> Figure-toi que je me suis fait la même réflexion au sujet de ce passage ; c'est en particulier ce que j'ai ressenti la première fois que je suis allé à Aswan. On retrouve chez les voyageurs<br /> d'autrefois beaucoup de sensations qu'on éprouve soi-même aujourd'hui encore en se rendant en Egypte, c'est assez troublant.<br /> Heureux que tu prennes plaisir à lire ces extraits du livre de Louise Colet, son approche est assez particulière pour son époque. La suite arrive, juste un peu de mise en forme.<br /> Bonne fin d'après-midi,<br /> Kaaper<br /> <br /> <br />

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  • : Horizons d'Aton - Beyt Kaaper
  • : Une demeure perdue quelque part entre rêve et réalité, dans les sables du désert égyptien ou sur les flots de la Méditerranée. Tournée vers l'horizon, les horizons divers... Les horizons de l'Est et de l'Ouest, comme disaient les anciens Egyptiens... Une demeure un peu folle, pour abriter des rêves un peu fous, des passions, des émotions, des coups de coeur...
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